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Chapitre 1

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Chapitre 4

Chapitre 3

Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4

Partie SUIVANTE

Partie 3

A

La lumière me brûle les yeux. Qu'est-ce que je fais par terre ? J'ai dû tomber de mon lit. Non, il fait jour. Bon sang j'ai mal partout.

J'essaie de lever mes paupières. Les referme. La face d'un vieux type moche me surplombe. Mes oreilles reprennent contact avec le monde et un boucan assourdissant envahit ma tête. La réalité me revient violemment au visage. J'ouvre les yeux et cette fois je me redresse pour que le bonhomme recule. Je suis dans un hélico.

— Ça va ? me demande le type.

Je décide de jouer l'idiote.

— Oui, merci.

Je prends des cours de langues depuis ma naissance, j'en connais déjà un paquet. Celui-là vient de Jung, une île réputée pour ses ressources naturelles. Les bandits qui y habitent ont tout ce qu'il faut sous la main pour fabriquer des engins sophistiqués, et voilà comment ils les utilisent. Enlèvement, chantage, rançon. Malheureusement pour eux, même si mes parents sont à la tête de Prile, ils ne sont pas riches pour autant. Rares sont les îles de notre planète à posséder des mines. À mon époque, il reste peut être une quinzaine d’hélicoptères dans le monde, guère plus. Mais il existe une denrée plus recherchée encore que le fer, le gaz ou le pétrole. On peut se passer d’hélicoptères, mais pas de nourriture. Les rares terres émergées fertiles sont extrêmement convoitée. C’est sans doute cela que recherchent les pirates de Jung. Mais s’ils ont l’intention de m’échanger contre une île, je ne suis pas prête de rentrer à la maison ! Il va falloir que je me débrouille seule.

Je remarque qu’ils ne prennent pas la peine de m'attacher, mais cela ne m’aide pas beaucoup. À part sauter par-dessus bord dans une tentative de suicide, je ne peux rien faire. Alors j’attends, patiemment, que ces bandits de pirates m’emmènent à bon port.

Une poignée de minutes plus tard je réalise que je me suis trompée : l’hélico se pose sur un porte-avion. Il semble que survoler l’océan ne soit pas très conseillé. Jung, ce n’est quand même pas la porte à-côté. Le pilote me fait signe de descendre et avec beaucoup de précautions, je me glisse hors de la zone d’atterrissage. D’accord, un hélicoptère, ça se mange pas. Mais quand même, c’est impressionnant.

Un homme s’approche de moi, et avec trois de ses acolytes, m’escorte dans les entrailles du bateau. Ils m’ont attribué une petite cabine avec une couchette, et même un lavabo. Je ne suis pas maltraitée.

Mais après d’innombrables jours de voyages, les rations irrégulières et la solitude commencent à me peser. Et la soif. L'eau salée que m'apporte le robinet me ronge les lèvres et me donne envie de vomir.

Je crois que c'est pendant cette période que j'ai vraiment commencé à sombrer. À me dire que j'aurais mieux fait de sauter de ce fichu toit en voyant la seringue.

 

*

 

Un soldat entre dans la cellule et me fait signe de le suivre. J’espère que nous n’allons pas loin. Je ne suis pas sûre que ce soit la houle qui fasse tanguer les parois du couloir. Je me sens faible.

On m'introduit dans une salle à manger. Des couverts ont été disposé sur le bois brut d’une petite table ronde. Un plat déborde de viande et de légumes.

— Mange, Adélaïde.

Je m'approche, prends l’assiette et me sert. J'ai déjà l'eau à la bouche.

— Tu ne te méfies pas ? s'étonne le type.

— Me méfier de quoi ?

— De moi.

— Pourquoi devrais-je me méfier de vous ?

Il m'a enlevée en me droguant, pourquoi voudrait-il soudain m'empoisonner et me tuer ? Mais l'homme secoue la tête. Une idée me traverse l'esprit.

— Comment m'avez-vous appelée, tout à l'heure ? demandai-je en commençant à manger.

— Adélaïde. Ce n'est pas votre nom ?

— Sûrement.

Je continue de mâcher ma viande tandis que l'autre est de plus en plus confus. Pourquoi m'a-t-il convoquée ? Pour voir dans quel état je suis ? Pour me proposer de collaborer ? Il ne va pas être déçu.

— Est-ce que les gardes vous ont bien traitée ?

— Oui. Pas très causants mais pas méchants par ailleurs. Dites, pourquoi est-ce que je ne sais plus rien ? C’est pour ça que vous m’avez faite venir, non ? Pour me dire comment je suis arrivée ici ? Est-ce que j’ai une famille ?

Cette fois, il est bouche bée. Puis il se reprend, se redresse et un éclair de compréhension traverse ses yeux. Il se lève sans me répondre et sort de la pièce. Je hausse ostensiblement les épaules puis reprend mon dîner, impassible. Ça y est, je le tiens. Je dissimule un sourire dans mon verre de jus de fruits.

 

*

 

Le capitaine est persuadé que je suis amnésique. Il s'en est pris aux scientifiques qui ont choisi la dose pour la seringue. Je les ai entendu se disputer dans la pièce à côté. Ils expliquaient qu'avec toute l'adrénaline que j'avais dans mes veines le jour du kidnapping, une quantité normale n'aurait pas suffi. C'est une nouvelle molécule. Les effets secondaires sont regrettables mais ils étaient imprévisibles.

Peut-être que cela diminue ma valeur d'échange, mais je vais être conduite à Jung comme prévu. Et si je réussis les tests, le capitaine me proposera d'intégrer leurs rangs. Après une formation. Une longue formation.

Qu'aurait dit une amnésique, quelqu'un qui n'a nulle part où aller, personne à qui manquer ? J'ai dit oui.

A

Les trois premières semaines sont exclusivement consacrées à la marche et à la course à pied. Avec vingt poids sur le dos. Quarante pour les hommes… Je bénie la galanterie. Des kilomètres et des kilomètres défilent sous mes pieds. Nous devons faire le tour de l'île. Les falaises ? Comment ça les falaises ? C’est notre problème.

*

Deuxième semaine. Je me suis encore fait semer. C’est pas possible. Il faut que j’y arrive ! J’accélère. Je vais connaître cette foutue île par coeur.

*

Cette fois, c’est la bonne.

Je fixe les pieds de l’homme qui me devance. Il est chétif et blessé. Je parviendrai à faire mieux que lui. Cette fois, je n’arriverai pas dernière au camp. Je le doublerai. Comme d’habitude, je m’apprête à contourner les falaises et je constate avec satisfaction que le blessé fait comme moi.

Cette fois, je le tiens.

*

Le blessé ne prend pas part à la course le lendemain. Je n’ose même pas imaginer ce qui lui est arrivé.

Une fois de plus, les hommes de Jung partent à vive allure. Je les talonne. Je me fais discrète pendant quelques kilomètres puis l’un d’eux me remarque. Son regard vide me glace. Il attend une trentaine de minutes avant de se retourner à nouveau. Une étincelle est apparue dans son regard. Mauvaise.

Je les laisse prendre un peu d’avance.

*

Après quelques jours, je réalise que les autres ne supporteraient pas que je les double. Ils tolèrent à peine que je les suive, alors que je m’accorde une marge de sécurité raisonnable. Mais je ne peux pas rester dernière éternellement, ou bien le capitaine finira par se débarrasser de moi. Je n’ai pas le choix.

J’accélère et me place en queue de file.

Je ne tiens même pas deux minutes. Une épaule me percute violemment et je fais un vol plané droit dans les fougères. Le sentier est étroit, l’homme n’a eu aucun mal à m’envoyer dans la jungle. Il espère sans doute que je dérange un serpent ou une araignée qui puisse se charger de moi.

Il n’a pas cette chance mais quand je me relève, mon épaule me lance. Je trébuche sur un champignon rose aussi gros que ma tête et me réceptionne mal. Quand j’arrive à rejoindre le sentier, même si l’acte purement méchant de mon collègue me pèse, je n’y pense plus. J’ai du mal à marcher et je me trouve à des kilomètres du camp. Si je n’arrive pas avant la nuit, les bêtes sauvages pourront faire un festin des quelques muscles durs qu’il me reste sur les os, et si j’y parviens, le capitaine se chargera de mon cas.

Je me remets à courir.

*

La semaine dernière, quand je suis arrivée avec des heures de retard, personne n’a fait de commentaire. Les jours suivants, j’ai continué à tenter de m’imposer, et ils se sont contentés de me lancer des regards noirs. Je pense que le capitaine est intervenu. Personne d’autre n’aurait pu les empêcher de me faire du mal.

Maintenant je cours aux côtés des hommes. Mon groupe est le plus lent, ses membres sont tous des gringalets ou des blessés, mais je suis rassurée de m’y être fait une place. Hier encore, un homme qui s’était laissé distancer a disparu.

*

Tir. Frappe. Tir. Frappe.

J’ai découvert les armes à feux. Au début, j’appréciais beaucoup ces moments, plus reposant que les séances de sport. Plus maintenant.

Tir. Frappe.

Leurs méthodes d’apprentissage sont plus dures que je ne l’’imaginais. Je jette un œil à ma droite mais me détourne vite. L’instructeur se rapproche. Une sueur froide me coule le long de la colonne.

Tir.

Ma balle rate le centre de quelques millimètres.

*

Plus le temps passe, plus je deviens forte. Un jour peut-être, je le serai assez pour m’en aller. Mais pourtant, petit à petit, je me sens disparaître, écrasée par la rigueur et la monotonie des entraînements.

Plus le temps passe, plus je deviens faible.                 

*

Frappe. Tir. Frappe.

Mes mains tremblent. Peu importe. Je vise le centre de la cible. Et mes balles le traversent.

*

Quarante poids pour la dame, quatre-vingt pour ces messieurs. Cette contrainte en plus de mes blessures est de trop. Dès les premiers kilomètres, mon groupe me sème ; je n’ai jamais eu tant de retard. Je fouille la jungle des yeux et garde en permanence une main sur mon fusil, au cas où un prédateur soit assez affamé pour attaquer une humaine isolée en plein jour. Bien m’en prit.

*

La roche me domine. Je peux le faire. Je dois le faire. À aucun prix je ne veux me retrouver à nouveau face la monstrueuse salamandre géante rouge et bleu que j’ai croisé hier. Il est peu probable qu’elle se soit déjà rétablie vu le nombre de balles qui l’ont transpercée. Mais peut-être y en avait-il d’autres de son espèce dans le coin. Mes mains s’agrippent au rocher.

Quand j’arrive en haut de la falaise, je me retourne. Pour la première fois depuis ma première course, je peux voir la forêt tropicale d’au-dessus. Elle semble impénétrable. Au loin, une légère fumée s’échappe de la canopée, et je devine qu’il s’agit du camp. Pas le temps de traîner plus longtemps. Je sais que grâce à ce raccourci, je suis loin devant le dernier groupe et juste derrière le deuxième. Je vais les rattraper. Je peux le faire.

*

Un homme tente d'ouvrir ma cellule. Il ne vient pas me sortir de là. Je sais ce qu'il veut. Alors je hurle. Jusqu'à ce qu'il sorte une arme. Je recule au fond de l'espace exigüe et saisis ma gamelle comme si elle pouvait me servir à me défendre.

Le gardien arrive, voit mon expression et saisit l'intru par le col. Il le traîne loin de la grille. Coup de feu. Je retourne m'allonger. Je dois dormir.

*

Les falaises. Mes doigts se déchirent sur la roche. Un nid. Ma main fouille puis mes ongles percent l'oeuf. Je le gobe et dissimule la coquille. Personne ne m'a vue. Je recommence à grimper.

*

Le son de la cloche. Tous les autres vont au point de ralliement. Sauf moi. Moi, j'attends le gardien, debout sur mes jambes qui, si j'avais pris le temps de réfléchir, auraient cessé de me porter depuis longtemps. Il déverrouille ma porte. Journée suivante.

 

 

A

 

— Mademoiselle, aujourd'hui vous n'allez pas à l'entraînement.

Pas d'entraînement ? Comment est-ce possible ?

— Aujourd'hui vous vous reposerez. Demain, vous passerez une épreuve plus... intellectuelle.

Je retourne dans ma cellule, déconfite. Pas d'entraînement.

Je m'allonge sur ma couchette. Quelques secondes plus tard, mes yeux se ferment.

 

*

 

Je passe la journée à dormir et me réveille pendant la nuit avec l'impression que je renais. Adélaïde. Je m'appelle Adélaïde. Ce prénom me semble étranger. Pourtant c'est moi. C'est bien moi. Ils sont en train de me rendre dingue. Il faut que je continue à penser. À réfléchir. Sinon je vais me perdre. Réfléchis, Adélaïde, réfléchis. Pourquoi voudraient-ils évaluer tes capacités intellectuelles ? Pour te donner de l'avancement ? Peu importe. Tout mieux que soldat. Tout mieux que chair à canon. J'ai déjà donné. Trop donné. Dors Adèle. Dors. Demain, va falloir que t'assure.

 

*

 

— Pst ! Pssst !

Je me redresse. Le soleil se lève et à contre-jour, je distingue à peine la silhouette qui se tient derrière la grille.

— Pssst !

Je me lève et m'avance à son niveau.

— Comment t'appelles-tu ?

— Adélaïde.

— Comment pourrais-tu me prouver que tu es bien toi ?

— Je vous le dis.

— Je veux une preuve.

Mais il m'agace ce type !

— Par exemple, donnez-moi une information qu'une seule personne à part vous ne connaisse. Uniquement une personne. Votre père par exemple, ou votre mère, ajoute-t-il si bas que j'ai du mal à l'entendre.

— Je ne connais pas mes parents, répondis-je.

— Je vous en prie.

Il ne me croit pas. Alors c'est un test ? Ils veulent savoir si je simule mon amnésie ? Le type soupire. Si je suis vraiment amnésique, je ne suis pas prête de lui répondre, et sinon, il a compris que je ne lâcherai pas le morceau.

— Très bien. N'y aurait-il pas un tout petit quelque chose dont vous vous souviendriez ?

Une idée me traverse l'esprit. Je soulève la manche de mon pantalon.

— Je ne sais pas d'où ça vient, mais ça peut sans doute vous aider, fais-je en désignant mon tatouage. Maintenant, dites-moi ce que vous me voulez.

Il fixe ma cheville comme s'il veut graver le symbole dans son esprit : le P ornementé, preuve de mon appartenance à Prile et à la famille de l'Ire. Puis il relève la tête et se permet un sourire.

— Que du bien. Je peux vous l'assurer.

Il file.

 

*

 

Un soldat vient me chercher et me conduit jusqu'au bâtiment du capitaine. Je suis très attentive. Je vois enfin les méthodes qu'ils utilisent pour se protéger. Des meutrières, bien sûr. Mais certains soldats sont dissimulés derrière de simples pans de tissu, seules les extrémités de leurs armes peuvent être visibles depuis l'extérieur. Personne ne s'attendrait à ce qu'un soldat s'expose autant. Je me demande combien de secrets cache leur camp.

— Bonjour, me lance le capitaine.

Je suis dans une pièce sobre. Un fauteuil, une chaise et un bureau, pas de fenêtres.

— Vous avez changé.

Je garde le silence. Adèle se serait permis une remarque. Pas un soldat anonyme.

— …en bien, ajoute-t-il comme pour me rassurer. Vous êtes plus forte. Disciplinée. Personne n'a eu à se plaindre de vous.

Je fixe le mur face à moi.

— Même si on vous ménage quelques peu par rapport aux autres. Vous êtes une femme, c'est normal. Nous ne souhaitons pas vous détruire physiquement, ce qui arriverait si on vous imposait le même entraînement qu'aux autres. Vos atouts ne seront pas la puissance mais la concentration, la rapidité et l'efficacité. Vos compétences au tir le prouvent.

Où veut-il en venir ?

— Venez. Asseyez-vous.

Je m'installe devant la table.

— Prenez le temps qu'il vous faudra.

Il me donne une liasse de papier, un stylo, et va s'asseoir sur le fauteuil. Ce sont des exercices de bases. Multiplications, additions. Au bout de quelques minutes, le capitaine se lève et jette un coup d’oeil par-dessus mon épaule.

— Vous vous souvenez de cela ?

— Oui.

— Où l'avez-vous appris ?

Je garde un expression impassible et lève les yeux vers lui.

— Je ne sais pas.

Il hoche la tête et retourne s'asseoir. Ouf.

Je passe aux exercices plus compliqués. Encore des maths. Polynômes, matrices. Il ne m'a pas imposé de temps mais ne cesse de regarder sa montre. Physique. Surtout de la méca. Cela ne me pose pas de problème. Électricité. Chimie. Littérature.

C'est hallucinant. Si je n'avais pas été celle que je suis, j'aurais été incapable de comprendre les énoncés. Mais mon cerveau ne me lâche pas. Je tiens bon. Quand j'arrive au dernier exercice, des heures plus tard, après avoir gratté des pages et des pages, je suis épuisée.

— Comment vivez-vous votre amnésie ? me demande-t-il lorsque j’ai enfin fini.

Je hausse les épaules.

— Ma vie a commencé dans un porte-avion. C’est tout. Je n’ai pas particulièrement envie de savoir ce qu’il s’est passé avant.

Il laisse échapper un sourire, me donne une nouvelle liasse de papiers et commence à lire la précédente.

Je tourne les feuilles. Une par une. Ce sont des plans, des cartes. Des rapports. Cela me semble irréel. Comment ont-ils osé mettre cela entre mes mains ? J'essaie de cacher ma stupéfaction mais je n'y parviens pas. Le capitaine m'observe. Je sais ce qu'il pense, alors je décide de couper court à ses soupçons. Je me racle la gorge.

— Oui ?

— Excusez-moi. Je ne comprends pas ce que l'on me demande de faire.

— L'objectif est décrit sur la dernière page.

Je me recompose une figure sereine. Plus de raison d'être inquiète. Plus aucune, tenté-je de me persuader. Tu t'inquiétais pour la consigne. Tout va bien maintenant.

Mais je ne suis pas mythomane et tandis que les plans du château de mon père défilent sous mes yeux, mon coeur accélère. Calme-toi, Adélaïde. Tu as tout oublié, calme-toi.

Quand je commence à lire le paragraphe expliquant l'objectif de la mission, je me suis enfin reprise. Heureusement. Cette fois, le capitaine me fixe ouvertement et guette ma réaction. Je reste impassible. Mais mon coeur s'arrête.

Ils veulent tuer mes parents.

 

*

 

J'ignore ce qui est le pire. Qu'ils projettent d'assassiner ma famille, ou qu'ils me demandent de trouver une façon d'y parvenir. J'ai tout sous les yeux. Les plans, les rondes, leurs habitudes.

À Jung, la vie des soldats n'a pas beaucoup de valeur. Il est certain que je suis capable de les faire entrer. Les faire sortir, ce serait plus dur. Mais ce n'est pas ce qu'on me demande.

Pourquoi s'acharnent-ils sur moi ? Ils ont déjà d'excellents stratèges, mon enlèvement le prouve. Ils ont réussi à introduire un hélicoptère dans l'espace aérien de l'île à l'insu de tous, et le porte-avion n'était pas facile à dissimuler non plus. C’était plus compliqué à organiser qu'un meurtre.

Ils doivent déjà avoir un plan. Cette magouille du capitaine ne peut que lui servir à tester ma sincérité. Et mes capacités d'analyse.

Pas le choix.

Si l’échange de rançon avec mes parents avait fonctionné, je serais partie depuis longtemps, je n’attends plus rien de ce côté-là. Et il me l'a dit, je ne suis pas aussi forte que les autres. Alors je n’ai pas le choix : si je veux survivre, je dois me rendre indispensable. Et la seule chose intéressante que je posséde encore, c'est mon cerveau.

 

*

Plusieurs heures plus tard, j'expose mon projet au capitaine. Il ne peut pas s'empêcher d'être impressionné.

— Je viens de lire vos copies. C'est surprenant. Brillant, je dois l'avouer. Et l'idée pour entrer dans le château… Ingénieux. Vraiment ingénieux. Nous ne pouvons pas continuer à gaspiller votre énergie ainsi. Quand vous achèverez votre entraînement, d'ici quelques mois, vous entrerez officiellement dans nos rangs. Je vous prendrai alors à mes côtés comme conseillère.

Et voilà. Embauchée. J'ai envie de vomir.

 

*

Plus qu'une semaine. J'ai la frousse. L'entraînement est dur, très dur, mais régulier et abrutissant. Si on me demande de planifier des enlèvements… Mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire ? Je ne pensais pas que cela prendrait de telles dimensions.

 

*

— Adélaïde ?

Le capitaine m'attend, à la fin de ma journée. Je suis dans un sale état, mais il m'appelle. Alors je me tiens face à lui.

— J'ai donné l'ordre qu'on vous ménage pour ces derniers jours.

Il a peur que je claque. Déjà pas mal nous ont lâché. Piqures, morsures, maladies et bêtes sauvages, blessures ou épuisement… On a que l'embarras du choix. Alors pourquoi se soucie-t-il de mon sort ? Je peux vraiment lui être utile ? À ce point ? Pour qu'il vienne me rassurer face à face, de façon informelle…

— Je vous ai aussi réservé des appartements dans mon aile du domaine. Je veux que vous puissiez me contacter facilement quand cela sera nécessaire. Je viendrai vous chercher dans trois jours, après la cérémonie.

Je hoche la tête. Plus que deux jours d’entraînement. Je me demande si le pire est à venir.

 

A

C'est la veille de la cérémonie. Je n'arrive pas à dormir.

Je me retourne, ressasse. Puis soudain c'est le chaos. Un bruit de moteur et ils courent dans tous les sens, sans logique apparente. Je plaque mon visage contre la grille de la cellule. Il faut que je sache ce qu'il se passe. Je dois sortir de là.

— Ouvrez-moi ! Je sais me battre ! Ouvrez !

Les hommes m'ignorent complètement. Seul le gardien s'arrête.

— On m'a interdit de déverrouiller votre porte en cas de crise.

— Que se passe-t-il ?

Il hésite et repart sans un mot. Je recule et mon talon percute la serrure. Avec mes chaussures en toile et ma force légendaire, c'est pas gagné. Je m'échine néanmoins. Maintenant, presque tous les autres se sont rendus à leurs postes. Je frappe plus fort. Des coups de feu résonnent. Je suppose que plus personne ne se soucie de ce que je fais. J'ai tort.

Un homme se dresse soudain devant moi, attrape mon pied avant que je ne redonne un coup dans ce fichu tas de métal et plaque son couteau contre ma cheville.

Ma respiration se bloque et mon regard se fixe sur la lame. Une blessure un peu trop profonde ici, et c'est l’infection assurée. Amputation garantie et le décès en option.

L'arme s'abat.

— Je ne vous aurais pas reconnu sans ça, Adélaïde, dit mon ancien garde-du-corps en me lâchant avant de ranger son poignard. On peut pas dire qu'ils vous aient engraissée.

Un morceau déchiré de mon pantalon git à terre et mon tatouage est mis à découvert.

Je relève les yeux. Un écusson de commandant.

— Que faites-vous là ?

— Une foutue promotion. Décalez-vous.

Je me place dans un coin de la cellule et il tire sur le verrou. Plus efficace que mes pieds, mais beaucoup moins discret. Il attrape mon bras et m'oblige à courir. Je me dégage.

— Donnez-moi une arme. Donnez moi une arme, commandant ! répété-je alors qu'il hésite.

Il me tend le fusil qui est fixé dans son dos. La situation semble compliquée.

— Repli ! ordonne-t-il dans son micro et les militaire reculent lentement.

 

K

Je la guide d'un abri à l'autre. C'est peut-être une fichue aristo, mais cette fille sait viser. Ils ont pris une gamine et me renvoient un soldat !

Nous nous protégeons derrière un véhicule pour couvrir nos camarades qui essaient de revenir. Elle tire autant que moi. Et fait mouche plus souvent, je dois l'avouer. Elle doit connaître leurs positions par coeur, leurs planques. Après le son significatif de mon fusil préféré, des hommes tombent de lieux improbables.

Quand l'un d'eux traverse la zone en courant, je suis le premier à le mettre en joue. Mais une fois encore elle me devance. Le type s'effondre, une balle dans la jambe. Surpris, je lui jette un regard : elle reste impassible et continue de fouiller les bâtiments des yeux, à la recherche des tireurs embusqués.

— Allez-y, finis-je par ordonner.

Elle se tourne vers moi mais après réflexion obéit, file derrière un rocher puis court jusqu'à l'hélico. Je vise un homme et le neutralise mais elle s'effondre. Un autre l'a eue. Je suis un boulet.

Mais elle se relève, vacille et fait quelques pas. On la hisse à l'abri. Mon soulagement ne dure pas : ils sont prêts à partir. Sans moi. Je cours de toute mes forces. Dans l'hélico, Adélaïde se met en position. Elle tire deux fois et deux hommes dégringolent des tours. Elle est en terrain connu et me protège. On a inversé les rôles ou quoi ?

Je parviens à monter à bord et ils décollent. Mission réussie. Puis je la vois doucement  tomber sur le dos. Une tache rouge s'étend sur le sol métallique.

A

Quand je me réveille, je suis allongée sur une couverture. Le boucan  infernal des hélices me remplit la tête.

— On vous a fait un bandage, hurle le commandant pour dominer le tapage. C'est pas du grand art, votre blessure est profonde, mais ca devrait tenir jusqu'à ce qu'on arrive. Un bateau nous attend.

Je hoche la tête. Ma jambe, je ne la sens plus. Pourtant le visage du commandant est calme. Alors je décide que ce n'est pas important, que ma blessure ne peut pas être aussi grave que ce que mon corps essaie de me dire. Je me laisse aller.

K

— Deux jours ! Ça fait deux jours qu'elle est hospitalisée ! Elle n'est même pas sous perfusion… Il est temps de la faire sortir, il nous faut des images !

— Hors de question. Les médecins vont devoir la réhabituer progressivement à la nourriture et sa jambe n'est pas dans un bel état. Elle est toujours inconsciente. Cela prendra le temps que cela prendra.

Le directeur tape du pied mais rebrousse chemin tandis que j'entre dans la chambre.

— Je leur ai dit que tu étais inconsciente, lâché-je en fermant la porte.

— Parfait.

— À deux jours prêt cela n'aurait pas été un mensonge.

Elle sourit, rassurée. Marre des journalistes. Ils s'en fichent de sa santé, ils veulent du spectacle.

— Merci.

— De rien. C'est mon job.

— De me couver avant ma sortie d'hôpital ?

— Je suis responsable de votre sécurité.

— Encore une promotion ?

— En quelque sorte.

Elle hésite.

— Combien ?

— De quoi ?

— Combien de vos hommes ont…

Elle ne parvient pas à finir sa phrase.

— Deux blessés, dont vous. C'est tout. Je leur avais trouvé de bonnes protections, on n’a pas fait ça au hasard.

Je vois son cou se détendre. Cela la préoccupait à ce point ?

— Je n'aurais pas voulu… Ma vie ne vaut pas celle d'un autre, vous comprenez ?

— Oui. Mais vous êtes la fille de…

— Et alors ? Tout le monde est l'enfant de quelqu'un.

Je hoche la tête. Je comprends.

— Où avez-vous appris à tirer comme cela ? finis-je par demander. Je doute que vous ayez réellement besoin d'un garde du corps.

Elle se mord les lèvres.

— Là-bas.

— Pourquoi ?

— Je m'intéressais à leurs activités. Ils ont sans doute cru que je pourrais basculer de leur côté. J'ai suivi leur entraînement. C'était la seule solution pour qu'ils ne m'exécutent pas, c'est tout. Être utile.

— Et l'autre type ? Pourquoi la jambe ? Il était à découvert, je ne peux pas croire que vous ayez manqué le coeur.

Une ombre passe dans ses yeux. Elle sait très bien de quoi je parle.

— Lui savait que je n'avais pas changé. J'ai nié, bien évidemment. Je pense qu'il s'agissait d'un infiltré. C'est sûrement grâce à lui que vous m'avez trouvée. Mais je ne pouvais pas le laisser s'en tirer indemne pour autant.

— Il aurait été étiquetté comme traître.

— Exact. Je ne voulais pas le tuer non plus. Il ne le méritait pas.

— Les autres, si ?

Elle hésite.

— Je l'ignore. Mais il m'a sortie de ce trou et je lui devais bien ça.

 

A

Le médecin me demande d'enlever mon haut, alors je me tourne vers le commandant. Il quitte la pièce. Puis je chuchote au  médecin :

— C'est hors de question.

— Voyons mademoiselle, soyez raisonnable.

Je suis toujours allongée, c'est pas la grande forme, mais quand il essaie de tirer ma manche ma main part toute seule.

— Mademoiselle !

— Je vous ai prévenu ! Ne m'approchez pas !

Il repose sa seringue sur la table de soin.

— Je suis là pour vous soigner.

— Je n'ai pas besoin de vos piqures.

— C'est pour prévenir les infections.

— Vous me prenez vraiment pour une abrutie ?

J'ai déjà refusé l'anesthésie générale et deux ou trois injections mais ils n'ont toujours pas compris le message. Plus jamais je ne laisserais une seringue m'approcher. Le médecin quitte la pièce et le commandant me rejoint. Il ne fait pas de commentaires et retourne s'asseoir vers la fenêtre. Je lâche :

— Vous les arrêterez, n'est-ce pas ?

— De quoi parlez-vous ?

— Si je m'évanouis et qu'ils essaient de me m'injecter quelque chose dans le corps.

— Est-ce vraiment…

— Vous les arrêtez ?

Il soupire.

— D'accord.

— Promis ?

— Promis.

 

*

 

Une main remonte ma couverture. Depuis une semaine je suis de retour dans mes appartements. Personne ne vient me voir, sauf les médecins et les psychologues. Je les envoie balader aussi bien les uns que les autres. Je refuse qu'on s'occupe de moi et j’applique seule les onguents et les bandages.

Je me remets lentement. Le commandant me parle peu mais il reste à mes côtés, son fusil à la main. Il me surveille même la nuit, alors qu'il est censé se reposer dans l'antichambre. Et pas me regarder dormir.

 

*

 

— Vous êtes encore là ? chuchoté-je.

Il se crispe.

Ma main glisse dans le noir, effleure son bras et trouve la sienne.

— Un an d'écart, c'est rien du tout.

— Je suis un soldat.

— Vous êtes commandant. Arrêtez de vous dénigrer. Et comme vous dites, moi je suis qu'une aristo.

— On se vouvoie encore !

— Et alors ? On a qu'à se tutoyer. Je m'en fiche un peu du formalisme, tu sais.

— Je n'ai pas le droit, je me ferai décapiter.

— Ça n'existe plus.

— Ton père n'aimera pas ça, en tout cas.

— Je me fiche de ce que peut dire mon père. Tu n'as qu'à me vouvoyer en public.

Je me redresse mais il recule, s'échappe.

— Très bien, très bien, tu as raison, si ça se trouve j'ai chopé une maladie tropicale au cours de mon charmant voyage, lâché-je, exaspérée.

— Trop tôt. Il faut déjà que tu te réhabitues à ta vie. Tu te rappelleras que tu ne peux pas faire tout ce que tu veux ici, même si dans tes souvenirs, c'est le paradis. Après ça, c'est toi qui m'enverra balader.

— Mais arrête de dire des bêtises !

Le paradis, et puis quoi encore ?

— Tu ne me connais même pas. Est-ce que tu as déjà entendu mon prénom ? Tu ne m'as jamais appelé autrement que soldat.

J’hésite.

— Toi non plus tu ne me connais pas si bien que ça, marmonné-je avant de me rouler en boule dans mon lit.

 

K

 

Je retourne dans l'annexe. Elle n'a qu'un an de moins que moi. Il n'empêche qu'elle est encore trop jeune. Encore capable de bouder.

 

A

 

— Bon. On y va ?

— Oui.

— Ton père va me tuer.

— Ça ne fera qu'une ligne de plus sur ta condamnation.

Il soupire, me donne un casque. Je le plaque sur mes oreilles en même temps que lui puis tends la main. Il se retourne, fouille dans une caisse et me confie une arme. Je ne connais pas son nom dans ma langue, seulement en jung, mais j'ai conscience qu'elle n'est pas redoutable. Il veut commencer en douceur.

Alors je soupire, me tourne vers les cinq cibles du centre d'entraînement et les tire les unes après les autres. Un sans-faute.

Le commandant lève un des côtés de son casque et je l'imite.

— Combien d'heures ? me demande-t-il.

— Une dizaine par jour. Entre les courses à pied, les falaises et la rivière gelée. Pourquoi ?

Il grimace et remet les protections sur ses oreilles.

— Monde de fou, l'entends-je bougonner avant d'avoir remis mon casque.

Il va devoir se faire à l'idée que pendant trois ans, j'en ai plus bavé que lui et ses quatre années de préparation au concours.

Il bricole sur l'interface, fait reculer les cibles beaucoup, beaucoup plus loin, avant de me tendre une autre arme. Longue portée, sans viseur. Trafiquée ? Sympa.

Cette fois-ci, lui aussi en prend une.

Il s'installe à ma droite et je me prépare. Je tire cinq fois au niveau du coeur. Lui a le temps de tirer quatre fois. Les deux mains, le coeur et la tête.

J'enlève mes protections et me tourne vers lui.

— Pas mal ! Aurais-tu des talents cachés ?

— Bien plus que ça...

 

*

 

— C'était pas le paradis, marmonné-je.

— Quoi ?

— C'était pas le paradis, répété-je pour le commandant.

Il se bascule sur une chaise, dans ma chambre, son fusil à porté de main. Il fixe le plafond.

— Ah. Tu as changé d'avis ?

— C'est toi qui te faisais des idées. Je me suis jamais sentie bien ici.

— Tous les jeunes rêveraient de ta vie, remarque-t-il.

— Même toi ?

Il hésite.

— Non. Pas moi.

— Parce que tu es le seul à savoir ce qu'elle vaut, ma vie.

— Tu n'es pas si mal lotie que ça.

— Je ne vois jamais mes parents ! Je me demande pourquoi ils t'ont envoyé me récupérer. Ça fait un mois que je suis rentrée, après trois ans d'absence, et ils ne sont pas venus me voir.

Il remet la chaise sur ses quatre pieds, pose ses coudes sur ses genoux, et son regard se tourne vers le sol. Quelque chose cloche.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Rien.

Il a répondu trop vite. Je me redresse, m'asseois sur mon lit.

— Tu sais quelque chose.

Il soupire.

— Tu vas me harceler jusqu'à ce que je t'ai répété tout le contenu de mon cerveau ?

— Oui.

Je suis sérieuse. Il secoue la tête, recommence à se balancer.

— C'est moi qui leur ai demandé d'y aller.

— Pardon ?

— Ils m'ont nommé commandant pour l'occasion. Ils pensaient que je ne reviendrais jamais. Que je n'arriverais même pas à savoir où tu étais détenue.

Je déglutis.

— Ils ne voulaient pas que je revienne.

— Tu as un frère maintenant. Il a eu trois ans.

— Ma mère était enceinte quand j'ai été enlevée ?

— De quatre mois. Elle devait savoir qu'elle attendait un fils.

Elle ne me l'a même pas dit. Elle n'est même pas venue me le présenter.

— Ils ne voulaient pas que je revienne.

Le commandant ne répond rien. Je retourne sous ma couette, me blottis dans un coin.

Mes parents m'ont faite enlever.

 

K

 

— Adélaïde ?

Et mince. Où est-elle encore passée ?

Je dévale les escaliers, me renseigne auprès de chaque personne que je rencontre.

La mer. Elle allait en direction de la mer. L'est de l'île. La falaise aux quatres vents. La falaise.

C'est pas vrai.

A

Mes cheveux sont détachés. Ici je suis bien. L'air est humide, salé. Frais. Il sent la liberté.

— Adélaïde !

Incroyable. Il ne me laissera plus jamais seule, pas même une minute ?

Il me rejoint, s'assoit à côté de moi. Nos pieds pendent le long de la roche.

— J'ai cru que tu voulais sauter.

— J'ai failli.                                                                                    

Tout le monde s'en fiche de moi. Même ma famille. Même lui.

— Tu te sentais coupable, hein ? l'accusé-je. C'est pour ça que tu es venu.

Je ne parle pas de la falaise mais de Jung, il l'a bien compris. Il sourit. Moi je trouve pas ça drôle.

— Non. Pas le moins du monde. C'était de ta faute. Si tu étais restée avec moi, au lieu de jouer au ouistiti sur les toits, il ne serait rien arrivé.

— Peut-être que si. Et des dizaines d'hommes seraient morts.

— Mais toi, tu serais restée ici, réplique-t-il.

— Au milieu de leur haine, avec ma pauvre tête d'aristo pouponnée.

— Humph. Sûrement.

Au moins, il est sincère.

— Pourquoi tu es venu me chercher, alors ?

— Je sais comment fonctionne ceux de Jung. Après trois ans, tu aurais dû être démolie. Je pensais qu'il était trop tard.

Il a cru que j'étais à moitié morte et qu'il était ma dernière chance. Mais pourtant ce n'était pas le cas. Pas vraiment. Maintenant il se rend compte qu'il manque une pièce au puzzle.

— Tu ne m'as pas reconnue, remarquai-je pour changer de sujet.

— Tu étais maigre.

— Je n'avais pas de robe, surtout.

Il hausse les épaules. Il a une idée en tête et ne veut pas la lâcher.

— Je me doute que tu as menti. Je vais pas t'obliger à dire la vérité. Mais c'est certain qu'ils te considéraient quasiment comme l'une des leur. Sinon, tu aurais été…

— Violée. Et dans un état pire que ça, je sais.

— Mais ce n'était pas le cas.

— Non.

— Tant mieux.

            J’hésite puis je finis par cracher le morceau :

— Je leur ai fait le coup de l'amnésie.

Il se tourne vers moi, stupéfait.

— Ils ont cru ça ?

— Faut croire que je joue bien.

— Waouh. C'est la seringue qui t'a donné l'idée ? Tu manques pas de ressources.

— J'ai suivi l'entraînement classique. À la fin, ils m'ont proposé un poste de stratège.

— Et brillante avec ça.

J'agite mes pieds dans le vide. Le vent. Je crois que j'aimerais reprendre la mer, un jour. Mais en étant sur le pont, pour sentir les embruns.

— Pourtant ils t'enfermaient, remarque-t-il.

— Pour ma propre sécurité. J'étais la première que cela rassurait.

Il inspire, prend le temps d'assimiler ce que je ne dis pas. Nous ne sommes du genre à nous plaindre, ni l’un ni l’autre. Mais entre nous, on se comprend quand même.

— Ça te dirait qu'on s'éloigne de là ? lâche-t-il en reculant. Un peu profond pour moi.

Je lance un dernier regard aux vagues, des centaines de mètres plus bas, puis me lève. Finalement, je n'ai pas envie qu'il me laisse seule. Nous repartons.

Je passe un bras dans son dos et il s'arrête.

— Adélaïde…

Je m'écarte.

— C'est bon, j'ai compris. Trop gamine, hein ?

Je repars furieuse mais il me rattrape.

— Juste un peu fragile. Donne-toi du temps.

Et en plus, il essaie de me faire croire que c'est pour mon bien.

— Je t'ai dit qu'ils ne m'avaient rien fait. Rien du tout.

Il remonte une manche de ma robe. 

— Rien du tout ?

Je tire brusquement le tissu et garde une main plaquée sur mon bras. Je recule. Comment a-t-il osé ?

— Je te l'ai dit, je connais ceux de Jung. Et puis, j'ai eu trois ans pour me renseigner. Nos documents étaient vieux, mais leurs pratiques ne semblent pas avoir changées.

— Je…

— Si tu sais tirer avec un bras blessé, tu sais tirer, cite-t-il.

Je suis mortifiée. Il me serre contre lui.

— Donne-toi du temps, répète-t-il.

Mes larmes ne s'arrêtent plus.

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Le repaire des pirates

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Adélaïde

Partie 2 

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