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Chapitre 1

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Chapitre 2

Chapitre 4

Chapitre 3

Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4

Partie 4

A

 

— Réveille-toi.

Je bondis sur mes pieds. Le commandant est à la fenêtre. Nous ne la fermons jamais.

— Un groupe d'une dizaine de personnes vient de passer la porte. Ils les ont laissés entrer alors que la nuit est tombée depuis belle lurette. Tu es au courant ?

— Non. Je ne suis au courant de rien du tout. Je n'ai pas pu rencontrer mon père, les conseillers continuent de m'éconduire poliment. J'ai des choses importantes à lui dire mais il est inaccessible, même pour moi. De toute façon, je ne suis pas certaine d'avoir envie de le revoir.

— Mais pourquoi refuse-t-il ?

La question ne m'est pas vraiment adressée. Il se la pose à lui-même.

— Il a peut-être pas envie de me revoir, lâché-je. Si ça se trouve, il culpabilise.

Le yeux du commandant quittent le village et se tournent vers moi. Je crois qu'il vient de comprendre quelque chose. Il court jusqu'à la porte de ma chambre, pose son oreille contre le bois. Puis recule.

— Il faut qu'on décampe. Vite.

— Par où ?

Il me désigne la fenêtre.

— Tu sais grimper ?

— Avec ou sans le sac de quarante kilos ? Quoique, la robe de chambre peut être un sacré défi dans ce genre de circonstances.

Il pince les lèvres et jette un coup d’oeil vers le vide.

— Quarante mètres de pierre. Des fenêtres tous les cinq mètres.

— Pourquoi on prend pas les escaliers ?

— Parce que c'est là qu'ils nous attendent. Tu n'as parlé à personne de ton petit entraînement tropical ?

— Non, sauf à toi.

— Très bien. On va les avoir par surprise.

Il se penche sous mon lit et en tire un deuxième fusil.

—  Depuis quand ma chambre te sert-elle d’arsenal ?

— Depuis que j’y ai mis les pieds. Tiens.

— Je ne peux pas.

— Prends-le, Adélaïde. Tu n’auras qu'à viser leurs bras.

Je soupire, le fixe dans mon dos et enjambe la fenêtre. Il me suit de près. Je me demande si les hommes qu'il a vu était vraiment là pour moi.

Il ne me fallut pas beaucoup de temps pour l'admettre.

Une fois que nous avons atteint le sol, nous fonçons vers la muraille. Une balle effleure ma joue.

— Ils visent pour tuer ! m'exclamai-je.

— Ne te retourne pas !

Nous sautons derrière un gros tas de sacs à patates.

— Tu es blessée ?

Je secoue la tête. Ces pauvres types m'ont énervée. J'attrape le fusil, me lève et tire des deux côtés de la fenêtre.

— Manqué ! s’exclame le commandant pour me provoquer.

— C'était voulu.

Il sourit mais je sais qu'il me croit.

— Il faut qu'on sorte du château.

— Une idée ?

— C'est toi la savante. Tu le connais mieux que moi.

Mon cerveau fonctionne à mille à l'heure.

— Dans le village, il y a un puits.

— On va être fait comme des rats.

— Le puits mène à une nappe phréatique. La rivière souterraine débouche dans l'océan.

— Au niveau de la falaise.

— Oui.

— C'est risqué.

Je réfléchis.

— Il reste la muraille. On peut escalader.

— Et ils nous tueront comme des lapins. D'accord, va pour le puits. Je te suis. Un, deux…

Nous filons comme des boulets. Nos poursuivants tirent quelques balles mais nous entrons dans le village et ils nous perdent de vue. Nous zigzagons entre les maisons et atteignons la place centrale. Je saute dans le puits, les deux pieds joints. Pas le temps d'escalader les parois : ils ne doivent pas nous voir. S'ils comprennent l'idée, ils n'auront plus qu'à quitter le château et nous attendre à la falaise. J'espère que le lac est profond.

Je percute l'eau glacée.

Le soulagement m'envahit quand je réalise que je ne me suis pas aplatie comme une crèpe. Puis une masse m'écrase et ma tête heurte le sol. Pas si profond que ça.

K

Je l'attrape par le col et la remonte à la surface. Sa tête balotte, elle a l'air à moitié assomée. Mais le courant nous entraîne. Il faut faire vite.

— Bouge-toi !

 

A

 

Mes yeux tentent de faire la mise au point. Pas gagné.

— Bouge-toi !

Je surnage. On va vite. Si le plafond de la grotte décide de se rapprocher de la surface, on est mal barré. Le fusil gêne mes mouvement alors je le décroche.

— Il faut qu'on s'arrête ! C'est trop dangereux ! lancé-je.

La faible clarté que nous offrait la lune à travers l’ouverture du puits a disparu, il fait trop sombre pour distinguer quoi que ce soit maintenant. Il attrape mon poignet.

Le choc manque de m'arracher le bras. Il a heurté un rocher, volontairement, et me retient d'une main.

— Remonte !

Je bats des pieds de toutes mes forces. Mes mains finissent par trouver la pierre et je m'aggripe.

— Je savais qu'elle allait me souler, cette robe de chambre.

— Et maintenant ?

Je reprends ma respiration.

— Est-ce qu'il a plu récemment ?

— Oui, il y a trois jours. Des trombes. Cela ne devrait pas se reproduire avant plusieurs semaines.

— On doit attendre. Le niveau de l'eau va diminuer et on pourra suivre la rivière jusqu'à la falaise.

Je ne distingue même pas son visage.

— Essaie de monter sur le rocher, me dit-il.

Cela ne me plaît pas.

— À tour de rôle.

C'est une exigence, mais il hésite :

— Ça va prendre combien de temps, pour que l'eau baisse ?

— Un ou deux jours.

— Oh. Peut-être à tour de rôle, alors.

 

*

 

— Ceux de Jung m'ont tirée dessus à coup de seringue. J'ai tiré sur ceux de Jung pour revenir ici. Et ici, on me tire dessus.

— Pas de chance. T'as mal choisi ton camp.

— Si tu as une idée je suis preneuse.

— Partons.

— Où ? Sur une autre île de la fédération ? Ils auront vite fait de m'extrader.

— Ailleurs.

— Ailleurs, répété-je. Génial.

— Jung n'est pas la seule île officieuse de la planète.

— Non, mais les autres, nous ne savons même pas où elles sont.

— Tu veux retourner à Jung ?

— Non.

— Dans ce cas, on va dénicher les autres.

— On va rien du tout. Tu n'as rien fait de mal, tu peux garder ton poste ici.

— Tu as l'impression que je sois dans une si bonne position pour retourner au château ? demande-t-il. On ne me laissera pas non plus en paix. Je viens. Et puis sinon, tu vas encore faire des folies.

— Deux parias, alors ?

— Deux parias.

A

Il passe une main sur mon visage.

— Tu as de la fièvre ?

— Non.

— Si.

— Fiche-moi la paix.

Il hésite.

— Grimpe sur le rocher.

— Ce n'est pas mon tour.

— Oui mais sinon, tu vas attraper froid. Tu vas te faire emporter, je vais aller te chercher, et on sera tous les deux dans la mouise. Alors monte sur ce fichu rocher.

Je cède. Je commence à avoir des vertiges.

*

— Adélaïde ?

Je tousse.

— Ne me fais pas parler.

Ça fait trop mal.

— Le niveau a baissé.

Sa voix est rauque. Lui aussi a faim. Il arrive un moment où se gorger d'eau ne suffit plus.

Je me penche, tend la main.

— Tu… Tu as raison.

— Attendons encore un peu. Il faut qu'on soit capable de marcher sans se faire emporter. Avoir pied ne suffit pas.

Je hoche la tête.

 

K

 

Je la porte à moitié. Il n'y a quasiment plus d'eau, nous pouvons nous faufiler dans les passages creusés par la rivière.

Puis je vois la lumière. Au niveau de la falaise, l'ouverture s'élargit. J'allonge Adélaïde sur un pan de roche sèche.

— Que se passe-t-il ?

— C’est la sortie. Tu n'es pas en état de grimper.

— Toi non plus.

Elle essaie de se redresser et nos regards se croisent. Plus on attend, plus on s'affaiblit. Elle se lève. Ses jambes tremblent mais elle tient bon. Je ne comprends pas où elle trouve toute cette énergie. J'atteinds mes limites et moi, je ne suis pas malade.

Je vais jusqu'à la faille. La mer gronde en dessous de nous mais au-dessus, un grand ciel bleu. Je lâche :

— De la pierre naturelle, érodée. Dix mètres.

— J'ai déjà fait pire.

Mais pas dans cet état. Je garde mes doutes pour moi, comme elle. J'attends qu'elle commence à grimper, la rattrape tant bien que mal et reste à sa droite. Mes muscles crient.

— Mince. Et mince, lâche-t-elle avant de s'arrêter.

— Continue ! On y est presque !

— Je…

Elle ferme les yeux, incapable de bouger. Je connais ce symptôme. La prochaine étape c'est la chute. Alors je m'accroche et d'une main la plaque contre la paroi.

— Encore un effort.

Je ne sais pas si cela l'aide mentalement ou si cela la soutient ne serait-ce qu'un petit peu physiquement, mais elle repart.

Je me hisse sur la terre ferme et attrape ses poignets. Mes dernières forces me servent à la tirer sur l'herbe puis nous nous effondrons.  Elle a sans doute modifié ses calculs pour ne pas m'inquiéter. J'ai le sentiment qu’il s’est passé bien plus de deux jours.

Nous restons immobiles longtemps. Le soleil réchauffe notre peau trempée et glacée et je finis par trouver le courage de m'asseoir.

— Il faut que j'aille chercher de la nourriture.

Elle ne me répond pas, presque inconsciente. Alors je la soutiens à nouveau et nous longeons la falaise. Je sais où nous sommes. Au bout de ce chemin se trouve la maison d'un ami.

K

— Alors comme ça tu vadrouilles avec ta belle ?

— Pas ma belle, Vic, pas ma belle.

— Ouais c'est ça tu vas me faire croire que tu t'es traînée une inconnue à moitié morte pour le plaisir.

— Bien obligé.

— Pff. Et qu'est-ce que je peux faire pour vous aider, à part donner de la soupe et des habits à cette pauvre gosse ?

— On va pas rester, ne t'inquiète pas. Tu n'aurais pas entendu parler d'un événement anormal au château, ces derniers temps ?

— Bah écoute, à part les coups de feu de la semaine dernière, c'est le calme plat. Ils ont bien commencé à dire que tu avais enlevé la fille de l'Ire mais j'y crois pas une seconde. Déjà une gosse qui arrive à se faire enlever deux fois en l'espace de trois ans ça me parait louche, mais maintenant que je vous vois, je voterais pour une fugue.

— Pas une fugue, Vic. C'est eux qui l'ont chassée.                                     

— P'tet ben. N'empêche que ça a la tête d'une fugue tout ça. Une fugue qui aurait mal tournée.

Il a envie de rêver. J'ose à peine imaginer la rumeur qui va se répandre sur Prile…

— Dis-moi, tu as encore ton bâteau à moteur ?

— Si. Fidèle qu'il est, celui-là. M'a jamais lâché.

— Il est chargé ?

— À bloc. Le ciel pourrait nous tomber sur la tête qu'il avancerait toujours.

Coup de chance.

— Est-ce que tu pourrais me le vendre ? C'est l'Ire qui paie.

— Il n’est pas à vendre.

— S'il te plaît, Vic.

Son regard tombe sur Adélaïde, allongée sous une couverture au pied de la cheminée.

— Bof, c'est vrai que j'en prendrais bien un neuf.

— Je vais te faire un mandat. Tu aurais pas un papier et un crayon ? Merci. La date est fausse, d'accord ? Si on te demande, tu n'auras qu'à dire que c'était pour les renseignements. Que tu m'as donné la marque de l'hélico et que ça a permis de récupérer la fille de l'Ire. Il y avait une récompense. Tu ne crains rien, je n’ai pas tenu d’archives, les éléments sensibles ne se trouvent que dans mon cerveau. Ne parle pas du bateau, ou dit qu’il a coulé si on te pose trop de questions, sinon ils annuleront le chèque.

— Je sais pas dans quelles magouilles tu te fourres gamin, mais ça m'a pas l'air très net.

— T'inquiète pas pour nous. On part la nuit prochaine.

Il se penche et voit le chiffre.

— Saperlipopette ! Il vaut pas tout ça mon bateau !

— Je sais, Vic. Mais l'information sur l'hélicoptère, si...

*

Je détache la corde et lance le moteur. Le bateau coule sur l'eau en ronronnant mais il n'a pas le temps de parcourir dix mètres qu'une voix faible se fait entendre. Je vais aussitôt dans la cabine.

— C'est moi, Adélaïde. On est sur un bateau. Il faut qu'on quitte l'île.

— Aide-moi à me lever.

Je la mène à l'extérieur.

— Quelle heure est-il ?

— Vers une heure du matin.

— Où sommes-nous ?

— Devant le port est.

Elle s'assoit sur le pont et réfléchis.

— Longe la côte. Vers le sud. Rentre le bateau dans la crique et éteinds tous les feux.

Elle est à peine réveillée, épuisée, mais toujours aussi efficace. Je lui obéis sans discuter.

— Attends ici une demi-heure. Ensuite, dirige-toi droit vers le large.

— Pourquoi ?

— Il y a des patrouilles.

Je hoche la tête et la reconduis dans la cabine. Sans elle, je me serais déjà fait tuer pas mal de fois. Mais sans elle, je n'aurais peut-être pas risqué ma vie, me dira-t-on.

*

— Où sommes-nous ?

La tête d'Adélaïde dépasse de la porte.

— Aucune idée.

Elle me rejoint.

— Si ça se trouve, tu as tourné en rond et on retourne à Prile.

Je secoue la tête et pointe du doigt la boussole incrustée dans le tableau de bord.

— Impossible. Je ne l'ai pas quitté des yeux.

— Tu n'as pas dormi ?

— Non.

Elle en reste muette. Puis elle me donne un coup de coude et prend la barre.

— Allez, file au lit !

*

Toute la journée, un soleil de plomb a fait briller l'océan comme un miroir au mille facettes. Maintenant il se courbe lentement, frôle l'horizon et se prépare à plonger au coeur des vagues. Allongé sur le pont, je cherche inlassablement le signe qui m'indiquera une prise. Il n'y a pas beaucoup de réserves à bord et nous devons anticiper.

— Tu crois vraiment que…

— Oui.

Adélaïde est pessimiste, elle dit qu'on est trop loin des côtes pour attraper quoi que ce soit.

— Pourtant mon père…

— Ton père ne connaît rien à la pêche.

— C'est vrai, admet-elle. Mais ça fait des heures que tu es là et…

Soudain, ma canne se tend. Je me jette sur le manche.

— Ça y est !

Adélaïde bloque la barre et vient m'aider. C'est inutile.

— Mais tu as dit… lâche-t-elle en me voyant reposer la canne.

— Il a décroché. Ça ne fait rien, c'est le début.

Un peu déçue, elle s'assoit vers moi.

— Hé, il faut être patient ! Ça tombe pas tout cru dans la bouche, c'est un art.

Elle aquiesce puis je me décide à lui poser une question qui me taraude depuis un moment.

— Comment étais-tu au courant, pour les patrouilles ?

Elle me regarde sans rien dire, puis lâche :

— Il vaut mieux pas que tu le saches.

— Pourquoi ?

Elle hausse les épaules.

— C'est mieux comme ça.

— Pour toi ou pour moi ?

— Pour nous deux.

Je n'insiste pas et elle retourne dans la cabine.

*

Je suis aux aguets. Quand Vic m'a emmené pêcher, pendant mes quartiers libres, il m'a montré comment attirer les proies. Avant notre départ, il a récupéré sur le bateau ce qu'il voulait garder mais il nous a laissé ses appâts et l'aquarium. J'ai du bon matériel à disposition.

— C'est quand même horrible d'accrocher des poissons vivants sur l'hameçon. Ils sentent la douleur ?

— Oui, fais-je. Mais si on veut manger, pas le choix.

— On n’a qu'à se nourrir avec ceux de l'aquarium.

Elle me pousse l'épaule en voyant que je me retiens d'exploser de rire.

— C'est pas drôle.

— Si. Tu veux pas les donner en pature à notre futur repas, tu préfères les manger toi-même.

— Ils souffriraient moins.

— Désolé, j'ai jamais anesthésié de poisson.

— Tiens, ce serait une bonne idée.

— Fait un régime de plancton si tu veux, moi j'ai faim.

Adélaïde hausse les épaules. Ça la tracasse vraiment ? Quand on fera cuire ma future prise, elle changera d'avis. Elle se lève.

— Bon, je vais en profiter pour dormir un peu. Tu me réveilles avant de t'effondrer, d'accord ?

— D'accord. À dans deux jours.

— Bah tiens ! s’exclame-t-elle avant de retourner à l'intérieur.

J'aime bien la chahuter. Elle fonce droit dans le panneau. Ça la vexe parce qu'elle dort beaucoup en ce moment. Elle n'a toujours pas récupéré. Pas vraiment.

Mon fil s'agite. Mince ! Je jette un coup d’oeil vers la porte. Dommage. Adélaïde va rater ça. Je me jette sur ma canne et la décroche. Le poisson se débat comme une furie.

— Adélaïde !

Je l'entends se lever. Elle court jusqu'au pont.

Même quand ils sont petits, ces saletés ont une force hallucinante. Un coup de queue et hop, vous suez comme quatre. Je ne suis pas aussi fort que Vic mais c'est moi qui gagne. Je le soulève dans les airs et le repose sur le pont.

Adélaïde l'achève d'un coup de couteau.

— Quel travail d'équipe !

— J'ai plus sommeil, lâche-t-elle alors que je commence à le vider.

— Dis-donc l'aristo, tu crois qu'ils sortent d'où tes plats tout préparés ? Au moins ici, tu sais ce que tu manges.

— À Prile aussi.

— Tu sais pas qui les a élevés, les cochons ou les vaches que tu as pu manger. Et je peux t'assurer que si tu avais à écorcher un lapin ou à vider un poulet, ce serait bien pire qu'un poisson.

— J'en doute pas. De toute façon, je serais incapable de tuer un animal que j'aurais élevé.

— Donc si personne était là pour le faire à ta place, tu serais herbivore ?

— Je sais pas. Je chasserais.

— C'est pas la même chose pour toi ?

— Non. C'est pas comme si tu abattais un lapin que tu as toujours appelé par son nom.

— Mouais. Tu as une drôle de notion de la nourriture. Ça te gênait pour le poisson mais en fait, c'est juste pour ta conscience. Que tu tues un lapin sauvage ou en cage, pour lui ça revient au même. Si ce n'est que l'un d'eux a eu une vie un peu plus stressante.

— Libre.

— Peut être. Mais plus heureux, on n'en sait rien. Les poulets de Vic sont bien logés tu sais. Dans la nature, ils se seraient peut-être fait décapiter par un aigle au bout d'une semaine.

— Berk.

— Bienvenue dans la vraie vie.

*

— Il faut qu'on trouve un port. On a presque plus de batterie.

— Les panneaux solaires ne fonctionnent pas ?

— Si, mais on navigue aussi la nuit. On a déjà de la chance d'avoir eu du beau temps.

Adélaïde est allongée sur le pont, les mains sous la nuque. Je la distingue à peine à travers l'obscurité fraîche et humide de la nuit. L'odeur des embruns.

— De toute façon, on est complètement paumés, soupiré-je.

— Tu es paumé. Garde le cap.

— Comment ça ? Tu as une carte, toi ?

Elle éclate de rire.

— T'es bien un militaire, toi ! Sur terre une carte c'est facile à utiliser, tu n'as qu'à te dire "je suis à l'angle de cette rue". Mais…

— Mais en mer on n'a pas de points de repère. C'est bien ce que je dis, on est perdu.

Son visage est détendu, ça ne semble pas l'inquiéter. Elle a l'air heureuse.

— Lève les yeux, me dit-elle.

Et je vois ce qu'elle regarde depuis des heures.

Les étoiles.

*

Adélaïde s'est déniché un crayon et tente de m'apprendre l'astronomie.

— Attends, c'est pas des étoiles ça.

Avec un compas, elle compte des distances puis place une dizaine de petit cercles.

— Non. Ça ne te rappelle rien ?

Je me penche au-dessus de la feuille.

— C'est notre planète.

— Les cercles, ce sont les îles. 

— Les îles de la fédération.

— Évidemment. À part pour Jung, qui essaie de faire croire qu'elle est honnête, les îles pirates n'ont jamais été localisées.

— On pourrait faire plusieurs fois le tour de la terre avant de leur tomber dessus.

Elle prend une deuxième feuille, l'étale par dessus l'autre et recommence à dessiner. Cette fois, elle relie les points avec des traits.

— Tu as vraiment appris la carte du ciel par coeur ?

— Les bases.

— Mais pour quoi faire ? Tu n'es pas marin, c'était inutile.

Elle ne me répond pas. Apparemment, on ne lui a pas laissé le choix.

— Mes parents. Comment ils ont réagi, quand tu leur as proposé d'aller me chercher ? lâche-t-elle.

— Je ne les ai pas rencontré directement. Ce sont les conseillers qui m'ont dit de me mêler de mes affaires. Quand j'ai insisté, ils m'ont donné carte blanche et m'ont confié une vingtaine d'hommes.

— Ils veulent que ce soit mon frère qui hérite de l'île, n'est-ce pas ? Je n'étais pas à la hauteur.

— Ne dis pas ça !

— Ils m'ont toujours trouvé idiote. À chahuter avec des paysannes bien plus jeunes que moi.

Elle ferme les yeux un instant, repose le stylo et retourne dans la cabine.

Je ne sais pas quoi lui dire. Tout le monde, au château, la considérait comme une fainéante.

 

*

 

— Je crois que je suis malade.

Sa voix n'est pas normale. Je bloque la barre et me tourne vers Adélaïde. Elle titube.

— Y a des vagues aujourd'hui. Ça doit être à cause de ça.

Mais où a-t-elle la tête ? L'océan est aussi lisse qu'il peut l'être. Puis je vois la bouteille dans sa main et je comprends. Décidément, elle ne peut pas rester seule deux minutes sans faire une bêtise.

Je m'approche d'elle, arrache le vin de ses doigts et entre dans la cabine. La porte d'un petit cagibi est ouverte. Je le vide de tout ce qu'il contient puis entrepose les bouteilles dans une armoire que je ferme à clé.

— Oh ! Tu fais quoi ? Hé, soldat ! Réponds-moi !

J'attrape Adélaïde et la met dans le cagibi. Puis je ferme la porte et coince la poignée avec une chaise.

— Hé !

— Je refuse de te voir dans cet état. Tu sortiras quand tu iras mieux.

Puis je retourne sur le pont. Elle braille mais je ferme les oreilles. Il faut qu'elle comprenne.

 

*

 

Elle se tait maintenant, alors je retourne la voir. Adélaïde est assise dans un coin, les bras autour de ses genoux. Je m'asseois près d'elle.

— Tu boudes ?

— Non. Je réfléchis.

Elle soupire :

— Tu m'en veux ?

— Non.

C'est vrai. J'étais inquiet, c'est tout.

— Mon père buvait, avoue-t-elle.

— Il se rendait saoul ?

— Non. Pas les rares fois où il m'appelait, en tout cas.

Elle n'a pas encore compris.

— Le vin qui est produit sur l'île, c'est comme des tableaux. Ça fait partie de notre culture. Ce qui est dangereux, c’est l’excès.

Elle hoche la tête.

— Je me sens encore plus mal maintenant.

— Ça m'étonne pas.

— Tu as tout jeté par-dessus bord ?

— Non. Cela peut servir, si on se blesse. Ça désinfecte.

— Je crois que j'ai eu ma dose à vie.

— Moi aussi.

Adélaïde se tourne vers moi, surprise.

— Je veux dire que je compte pas te retrouver comme ça à nouveau, précisé-je.

— Pourquoi ?

— Tu n'es plus toi-même. N'importe qui se retrouve abruti. Même plus de contrôle sur son propre corps. C'est répugnant.

— Juste un verre, alors ?

— Ça dépend si tu veux goûter du vin ou de l'eau de vie…

Elle replonge dans ses pensées puis lâche :

— Même toi, tu me prends pour une idiote.

— Tu n'as pas fini avec ça ? fait-il, un peu exaspéré.

— Tu vois.

— Tu es encore saoule.

— Je suis on ne peut plus sobre.

Il soupire et finit par admettre :

— Avant, oui, je te trouvais immature. Mais plus maintenant.

— Je peux savoir pourquoi tu as soudainement changé d'avis ?

— Ça s'est fait petit à petit. Tu t'es sauvée pour éviter que des gardes soient blessés en te protégeant, à tes risques et périls, et cela t’a valu trois ans à Jung. Puis je pensais que j'allais devoir te traîner pour te ramener à l'hélico et voilà que tu te défends mieux que moi. Et après quand tu as refusé l'anethésie. Ça a dû faire un mal de chien, mais tu n'as même pas ouvert la bouche.

— Ça n'a…

— Plus tard, tu contredisais les médecins. Tu savais aussi bien qu'eux ce qu'il fallait faire pour désinfecter une plaie et tu ne les as pas laissés t'injecter de morphine. Tu savais ce que c'était dans la seringue, n'est-ce pas ?

— Comment as-tu su cela ?

— J'étais censé te protéger. Les médecins se comportaient bizarrement alors je suis allé… en secouer un.

— Je me doutai que ce n'était pas net et que leurs injections étaient inutiles… Mais pourquoi de la morphine ?

— Si tu étais tombée dans un état comateux, tu n'aurais pas pu protester et ils auraient pu faire n'importe quoi. Décider que tu étais un légume, par exemple.

— Pour m'euthanasier. Quelle horreur… C'est pour ça que tu m'as faite sortir de l'hôpital.

— Et puis l'idée du puits était génial, j'y ai repensé, c'était notre seule chance. Tu es courageuse, Adélaïde. Et intelligente. Seulement, comme tu passais tes après-midi à gambader dehors, tout le monde croyait que tu avais laissé tomber les études, que tu ne serais bonne à rien alors que toute l’île comptait sur toi.

— C’est faux… J'étudiais le matin.

— Ce n'est pas très long, le matin.

— C'était suffisant. Le soir, quand mon précepteur me donnait cours, il n'avait jamais à se plaindre.

— Tu devais assimiler ce qu'il te donnait à une vitesse hallucinante.

Elle hausse les épaules.

— Je n'y suis pour rien.

— Et le puits ? Comment as-tu pu savoir ce qui se trouvait en dessous ? demandai-je.

— Comme pour les patrouilles, soldat. Vaut mieux pas que tu le saches.

Je lui donne une tape sur la jambe.

— Allez ! Ça restera entre nous. C'est pas ton précepteur qui t'a appris ça, pas vrai ?

— Non, vraiment pas !

— Alors qui ?

Elle lève les yeux au ciel puis lâche :

— Le capitaine qui me supervisait à Jung.

J'en reste bouche bée.

— Quoi ?

— Ils savent tout sur notre île. Tout.

— Et ils t'ont laissée accéder à leurs dossiers ?

— Pire. Ils m'ont demandé de les utiliser.

Je voulais qu'elle soit franche avec moi. Maintenant, je me demande si j'ai bien fait d'insister.

— Je croyais qu'ils envisageaient de t'utiliser comme stratège mais qu'ils n'en avaient pas eu le temps.

— Ils m'ont fait passer un test.

— Qui était ?

— Trouver un moyen d'assassiner l'Ire de Prile et sa femme.

— Non. Il n'ont pas pu…

— Si.

 

*

 

Nous restons un moment dans la cabine. Je réfléchis. L'Ire a peut-être voulu la peau d'Adélaïde, mais si Jung s'empare de Prile…

— Viens, finis-je par lancer.

Je l'accompagne à l'air libre et lui désigne la feuille, toujours sur le pont.

— Je crois qu'on en était à la constellation du chevalier… En quoi elle va nous aider à trouver les îles pirates ?

— Cela va déjà nous aider à trouver les îles de la fédération. On en a pour des mois de voyage.

— Je croyais qu'on ne pouvait pas y aller.

— Le temps que l'information leur arrive, on sera reparti, non ?

Jouable. Risqué mais jouable.

— Cap à l'est, soldat !

K

— D'où venez-vous ?

— Prile.

— Il y a eu de l'animation, là-bas.

— Cela fait un moment que je suis parti.

Adélaïde est restée dans la cabine. Il faut que je trouve de quoi manger. L'épurateur fonctionne toujours mais le poisson commence sérieusement à nous écoeurer.

— Oh, ce ne sont que des magouilles politiques, me dit le douanier. On a entendu parler de l'enlèvement de l'héritière, de son retour, et voilà qu'elle est à nouveau recherchée.

— Elle a encore disparu ?

— Oui. Si vous voulez mon avis, elle pas très nette celle-là. Il y en a qui disent qu'elle s'est sauvée avec un type de Jung.

— Elle n'aurait jamais fait une chose pareille…

— Pourtant son garde-du-corps a disparu avec elle, il vient de Jung d'après c'qu'on dit. Pas net tout ça, pas net.

— Merci pour les nouvelles, dis-je en redémarrant le moteur.

— Bon séjour !

Je m'engage dans le port. Les bateaux fédéraux sont allés plus vite que nous.

 

 

*

 

Le quartier des trocs n'est pas le plus propre de la ville, mais il est tellement bondé que cela ne se voit pas. Je passe un bras autour des épaules d'Adélaïde. Elle se crispe puis se rapproche de moi.

— Je croyais que j'étais encore trop gamine pour toi…

— Disons que comme ça, tu n'as pas l'air d'une prisonnière.

Elle se contente de cela et se détend un peu. Nous entrons dans une conserverie.

— Je voudrais un sac s'il vous plait.

Adélaïde s'écarte et commence à empiler des boîtes.

— C'est un chariot qui nous faudrait, lâche-t-elle.

Vic m'a donné un peu de monnaie avant que je parte, en disant qu'il m'avait arnaqué avec le bateau. C'est moi qui ai choisi le prix mais cela l'a gêné quand même.

Nous attachons les sacs de conserves sur notre dos, je règle l'addition puis nous retournons dans la foule.

— Tu sais quoi, dit Adélaïde, je préfère l'océan. Il est plus calme.

— On a eu de la chance d'éviter les tempêtes…

— Ce n'est pas la saison, remarque-t-elle.

— L'océan peut être dangereux quand même.

— Il n'est pas le seul.

Elle a lâché sa phrase mine de rien mais quelque chose dans son ton m'alerte.

— On passe par là. Je crois que c'est un raccourci, lâche-t-elle en désignant une rue minuscule perpendiculaire à la nôtre.

Je suis certain que non mais ne dit rien. Dès que nous avons tourné, elle se débarrasse de son sac. Je récupère les conserves et les dépose plus loin avant de la rejoindre. Quand un homme s'engage dans la ruelle, Adélaïde l'attrape au cou et le plaque contre le mur. Nous étions suivis ?

— Qui es-tu ?

— Quelle délicatesse, mademoiselle…

Je me rapproche.

— Je te préviens, la demoiselle en question est beaucoup plus sympatique que moi.

Adélaïde resserre sa prise.

— Ça va, ça va… Je voulais juste vous donner un conseil.

— Qui est… ?

— À votre place, je quitterais la ville et je ne remettrai plus un pied au port.

— Pourquoi ?

— Dès que vous avez quitté votre bateau, les douaniers l'ont fouillé de fond en comble.

— Ils n'ont pas le droit !

— Ils ont tous les droits. Mais ce n'était qu'une simple mesure de précaution… Peut-être que vous n'avez rien à craindre.

On échange un regard. Est-ce que quelque chose à bord a pu nous trahir ?

— La carte, murmure Adélaïde.

Seul les aristocrates s'amusent à apprendre des cartes par coeur.

Elle lâche le type.

— Merci du conseil. Au revoir.

— J'ai passé pas mal de temps à Prile, dit-il.

— Et alors ?

— Alors je sais qui vous êtes.

Cette fois c'est moi qui le prend au col. Cet abruti sourit.

— Mais ça ne veut pas dire que je vais vous dénoncer, monsieur l'infiltré de Jung. Détendez-vous.

— …de Jung ? commence Adélaïde, sans comprendre.

— Il dit n'importe quoi. Ils ont lancé des rumeurs pour nous retrouver plus vite.

— Peut-être, peut-être… Ça ne change rien. Vous êtes coincés sur l'île.

— On se débrouillera. Mêlez-vous de vos oignons.

— La version officielle est celle de l'enlèvement. Vous le saviez ? Pourtant on a dit aux douaniers qu'il s'agissait d'une manipulation…

— Comment savez-vous cela ?

— J'ai mes sources. Sachez que si vous vous faites arrêter, quoique dise la jeune femme ici présente, vous serez exécuté sur le champ et elle sera conduite de force dans sa patrie natale pour qu'on lui remette les idées en place.

— Je ne suis pas manipulée !

— Bien sûr, bien sûr. Mais si c'était vrai, vous auriez dit la même chose. 

Pourquoi insiste-t-il ?

— Vous pouvez nous aider ? lancé-je.

Les lèvres du type s'étirent encore plus.

— Ça se pourrait…

 

*

 

— Je suis Elliuogam, mais appelez-moi Elli.

Nous le suivons dans les ruelles.

— Que faites-vous ici exactement ?

Il se retourne.

— Officiellement, je n’ai pas de travail. Mais je me considère comme un intermédiaire. Je mets en relation les gens qui en ont besoin. J’aide notamment les vadrouilleurs. Je connais à peu près tous ceux de cette île. Et des autres aussi d’ailleurs.

— Qui sont les vadrouilleurs ? demande Adélaïde.

— Ceux qui n'ont pas vraiment d'île. Ils passent de l'une à l'autre, ils errent… Ils sont un peu partout et nulle part à la fois. C'est pour cela que je suis si bien informé sur ce qu'il se passe dans le monde.

— Où nous emmenez-vous ?

— Il y a un autre port de l'autre côté de l'île. Beaucoup moins connu et moins accessible. Là bas on ne vous embêtera pas si vous n’attirez pas l'attention.

— L'île est grande ?

— Non.

— Donc c'est faisable.

— On peut dire ça.

Je réajuste mon sac de conserves. Elli n'a pas l'air convaincu.

— C'est quoi le problème ?

— Si je n'arrive pas à trouver un bateau, ce qui est très probable, vous allez devoir y aller à pied.

— On est capable de marcher longtemps.

— Je n'en doute pas. Mais marcher des kilomètres dans les dunes avec les brigands et les hommes du désert qui vous tirent dessus, c'est pas forcément une partie de plaisir.

— Des brigands ?

— Je vous parle de l'île pirate d'Écrin.

— Je croyais qu'on était sur Quile !

— Bien sûr que oui.

Elli nous explique :

— Mais des gens vivent dans les montagnes, au coeur du désert. C’est un îlot, cachée dans l'île.

 

*

 

Nous sommes assis sur un tapis, dans la maison où Elli nous a conduits. Le mobilier est assez miteux, sale. Une malle entrouverte me laisse voir un arsenal impressionnant. Pistolet, fusil… Elli la referme avant que je puisse en voir plus et ramène une carte qu'il étale au sol.

— Voilà. Vous comprenez tout de suite qu'il sera inutile d'éviter les montagnes.

— Non.

Il soupire.

— Elles ne sont ni larges, ni hautes, et ne nous feront pas perdre de temps.

— On va vraiment marcher ? Ça fait un sacré paquet de kilomètres quand même, remarqué-je.

— Je peux vous trouver des chameaux. Je connais quelqu'un de sûr. Vous avez de l'argent ?

— Pas tellement.

— Combien ?

— Pas de quoi acheter un bateau, mais pour trois chameaux ça devrait pas poser problème.

— Très bien. Je m'occupe de tout.

— On va aussi avoir besoin d'un guide.

— Et d'armes. Vous avez parlé de brigands.

— Le guide, c'est moi. Et pour ce qui est des armes, ce n’est pas une bonne idée.

— J'insiste.

Il soupire.

— Très bien. Mais je vous préviens, lors des attaques, il vaut mieux faire profil bas pour s'en sortir. Les brigands se contentent de demander des rançons.

— Qu'est-ce que vous avez ? demande Adélaïde.

— Revolver.

— On va prendre vos fusils d’assaut, répliquai-je en faisant un geste vers la malle. On aimerait arriver de l'autre côté de la montagne.

Elli hésite.

— Vous vous en êtes déjà servi ?

Adélaïde et moi échangeons un regard. Elle a peur de remettre les mains sur une arme, elle sait que cette fois elle visera autre chose que des cibles d'entraînement. Personne ne peut avoir envie de cela. Mais quand des voleurs ont l'intention de vous cribler de balles…

— Quand cela a été indispensable, lâche-t-elle.

 

*

 

— Réveillez-vous !

Nous dormons sur le tapis du salon quand Elli vient brusquement nous secouer.

— On dégage ! Tout est prêt et les douaniers viennent de faire une descente dans l'auberge du port. Bougez-vous.

Nous sautons sur nos pieds.

— Les conserves peuvent servir ?

— Bien sûr, de toute façon on a un chameau pour les provisions et l'eau.

Nous attrapons les sacs et suivons Elli à l'extérieur. On est dans les hauteurs de la ville, dans un quartier où les maisons ont l'air moins solides que les cabanes à jardin de Prile.

— Pourquoi ne font-ils pas leurs maisons en dur ? demande Adélaïde tandis que nous marchons à grand pas vers l'extérieur de la ville.

— Pas d'argent.

— Mais l'Ire de Quile est l'un des plus riches, des plus puissants !

— Et alors ? Ça n'a aucun rapport.

Elle secoue la tête mais garde le silence. Je me doute de ce qu'elle pense. Pour elle, il y en a un, de lien. Son père a peut-être été horrible avec elle, mais il n'aurait pas pu dormir tranquille si la moitié de son île crevait de faim.

À la lisière du désert, un homme se tient debout avec à la main les cordes de quatres chameaux qu'il flatte.

— Prenez soin d'eux, nous dit-il. Ce sont de braves bêtes.

— Oui, oui, lâche Elli.

Je vais serrer la main de l'éleveur.

— Soyez en sûr. Merci pour tout.

Adélaïde est déjà sur le chameau. Voyage diplomatique ? Je parie qu'elle s'est déjà baladée sur ces choses-là. Pendant que l'éleveur fixe les sacs de conserves sur l'animal supplémentaire, déjà assez chargé, je m'approche de la dernière bête libre.

— Interdiction de rire ! fais-je avant de poser les mains sur la selle.

Je m'écrase sur son dos et Adélaïde a la décence de contenir ses gloussements.

Je m'accroche au pommeau et mon chameau se met en marche. Je n'ai rien besoin de faire, il suit sagement son copain qui le précède.

J'attends que la ville ait disparue derrière nous puis demande :

— Avez-vous prévu des vêtements ? Le jour se lève.

— Oui, oui, bien sûr. Tout est sur le dernier chameau.

Je me retourne et croise le regard d'Adélaïde. Elle comprend le message, met pied à terre et s'approche des provisions. Après avoir fouillé un moment, elle me ramène un drap blanc et un fusil. Je regarde comment elle fait pour s'enrouler dans le tissu avant de faire de même. Puis elle fixe l’arme sur son dos et remonte sur le chameau. Je sens que l'air tropical de Prile va me manquer.

 

*

 

— Pourquoi on s'arrête ? lance Adélaïde.

— Il vaut mieux voyager de nuit, répond Elli. On va dormir un peu là.

— On va dormir rien du tout, intervins-je. On s'éloigne de cette ville et ensuite on envisagera de faire autre chose qu'avancer.

Elli bougonne mais se remet en route.

— Vous verrez bien si vous faites crever les chameaux…

Les dunes défilent sous nos yeux. Elles semblent toutes identiques, et pourtant chacune d'elle se transforme tandis que le soleil tourne et étale leurs ombres. Le tissu me protège à peine les yeux et j'ai envie de me plonger la tête dans une fontaine, mais ce n'est pas pire que notre séjour dans la rivière.

— Je pense qu'on peut s'arrêter, lâche Adélaïde.

Je hoche la tête.

— D'accord. Quatre heures.

— Quoi ! Mais vous êtes fous !

Elli croise mon regard et juge bon de ravaler ses protestations.

— Ça débarque de la ville et ça croit tout savoir, marmonne-t-il. Ils verront quand ça va cailler.

— Deux heures chacun ? me lance Adélaïde avec un sourire complice.

On est sur la même longueur d'onde.

 

*

 

Deux jours ont passé. Je ne pensais pas que les montagnes seraient si loin. Il nous faudra encore au moins autant de temps pour atteindre l'océan.

Maintenant nous allongeons la durée de nos pauses. C’est Adélaïde qui prend la première garde. Cela me rassure. Je rêve de vagues et d'oiseaux, d'eau et de vent. L'appel de l'océan.

 

Un bruit m'alerte. Mes yeux s'ouvrent. Il fait nuit. Je me redresse et jette un regard aux alentours. Un silhouette allongée. Adélaïde endormie ? Non. Impossible. Je réalise alors qu'Elli manque à l'appel. Les chameaux aussi. Quelques crètes sableuses plus loin, nos draps partent en fumée.

Je bondis sur mes pieds, rejoint Adélaïde et la secoue.

— Tu vas bien ? Adèle !

Elle se redresse lentement et porte une main à sa nuque.

— Que… Bon sang ! lâche-t-elle en se mettant debout. Il m'a pris mon arme !

J'ai gardé le fusil sur mon dos pour dormir, et Elli n'a pas osé le prendre.

Je le décroche.

— Attends… commence-t-elle.

— Il est en train de lancer un signal !

— Je… Vise les pieds, d'accord ?

J'aquiesce. Elli s'effondre et nous nous mettons à courir. Il faut éteindre ce feu.

— À droite ! me lance Adélaïde en s'arrêtant.

Des chameaux s'approchent. Ils savent galoper ces trucs-là ? Trop tard pour le feu, les hommes qui les montent nous ont vu et viennent droit sur nous.

— Attends ! s’écrie Adélaïde. Si tu blesses les chameaux, on sera tous coincés ici !

Et mince. Je change de cible.

— Leurs pieds, ca risque d’être difficile cette fois !

Les trois bandits tiennent des armes qui semblent sortir tout droit des livres d'histoire. Ils les lâchent les unes après les autres et elles tombent dans le sable.

— Les mains ? s'étonne Adélaïde. Bonne idée.

Les hommes sont inoffensifs mais les chameaux n'ont pas aimé le son de mon fusil et se sont emballés.

— Attention !

Adèle plonge sur le côté. Je suis beaucoup moins vif qu'elle. Le chameau percute mon épaule et je tombe à terre.

 

A

 

Je le vois s'effondrer, sonné, alors que trois chameaux foncent encore vers lui. J’escalade la dune et tire son corps de toute mes forces. Un sabot heurte sa tête, un autre manque son ventre de justesse mais j'ai le temps de le mettre à l'abri avant que le troisième animal ne le piétine. Alors j'attrape le fusil et me met en position. Dix hommes à pied avancent vers moi. Respire, Adèle. Respire. Je ferme les yeux un instant. Peut-être qu'ils vont repartir.

Un balle effleure ma tête.

Non. Apparemment non.

Alors je tire. Dix fois.

Un deuxième groupe apparaît sur la crête. Une vingtaine de chameaux. C'est pas vrai… Je n’y arriverai jamais !

Certains d'entre eux lèvent les mains. Ils s'approchent, embarquent les blessés puis font demi-tour. Incroyable. Ont-ils compris que je pouvais faire des dégâts, et décidé de ne pas prendre de risques ?

Je me retourne et aperçois un autre groupe. Ils reprennent lentement leur route. Il est peuplé ce désert. S'il suffit d'un petit feu pour attirer tout ce monde… Soudain je comprends pourquoi ils sont partis. Inutile de nous tuer. Nous n'avons plus de chameaux, plus de nourriture. Nous sommes seuls et perdus dans les dunes.

Je retourne vers le soldat. Il n'a pas l'air blessé, mais il a forcément quelques fractures.

J'ai tellement chaud.

Je m'allonge contre lui. Il vaudrait peut-être mieux qu'il ne se réveille pas. Moi aussi j'aimerais m'endormir. J'ai déjà soif.

Je ferme les yeux.

 

 

 

A

 

Beark. Une odeur de fumier. Non, d'animal. De…

Je relève la tête. Je suis attachée sur le dos d'un chameau. Je me débats et roule sous le ventre de la bête. Les neuds craquent et je tombe au sol. Je me relève aussitôt, me glisse entre les pattes de l'animal stupéfait et fonce jusqu'à la dune. Pas de coups de feu. Alors je me place devant le corps inconscient du commandant et me retourne, prête à en découdre.

Les étrangers ont arrêté la caravane. Ils me regardent mais je ne distingue pas leurs expressions, dissimulées sous plusieurs épaisseurs de tissus bleus et roses.

L'un deux s'approche de moi, sans arme. Il porte un collier aux grosses perles vertes.

— Reculez ! ordonné-je.

— Pas de problème, pas de problème ! Tout va bien !

Je réplique :

Sia, monsieur, problème.

Il parle l'érien. C'est un peuple nomade référencé et ce ne sont pas des brigands.

Nooooné, pas de problème ! J'y pensais pas que vous tenir debout, mamzelle.

Je comprends votre langue.

— Tantôt mieux, tantôt mieux. Je souis moi-même peu excellent !

Pourquoi les cordes ?

Sur le chameau ? Pour que vous ne tombiez pas, mamzelle.        

— Et lui ?

— Lui est blessé, mamzelle. Il s'est fait piétiner, on connaît ça. Déjà vu. Peut pas le soigner. Problème.

Il a l'air d'aimer ce mot.

— Vous non, moi oui.

Il secoue la tête.

Pas de place. Ne reste qu'un chameau.

— Je peux marcher.

— Bien, bien, on l'emmène aussi. Pas de problème.

Il m'aide à le porter puis nous l'attachons sur le chameau que je viens de quitter.

 

*

 

Je marche le long de la caravane, refuse de me laisser distancer. Je n'ai pas de poids sur le dos et cela me donne l'impression que je pourrais tenir des jours. Du moins si mes pieds ne s'enfoncaient pas autant dans le sable. Cela m'use.

Je ne reste jamais à côté de la même personne mais je passe la plupart de mon temps au niveau de mon soldat. Il est mal en point. Parfois je me retrouve plus en arrière de la caravane mais je jette régulièrement un coup d’œil pour vérifier qu'il ne tombe pas malgré les cordes.

— Vous l'aimez.

Je me tourne brusquement vers le haut. L'homme sur le chameau me regarde avec des yeux aimables, mais je ne peux pas être sûre qu'il sourit. Je remarque son collier de perles rouges. Cela doit être quelqu'un d'important. Assez pour connaître quelques phrases dans ma langue.

— N'ayez pas peur des mots, mademoiselle. Ce ne sont que de pâles reflets de nos sentiments.

Je déglutis, hoche la tête.

— Qui êtes vous ?

— Le conseiller de la tribu.

— Qu'est-ce que cela signifie ?

— Je conseille tous ceux qui viennent à moi.

— C'est une grande responsabilité.

— Pas tellement. On m'écoute, mais cela n'oblige personne à faire ce que je recommande.

— Et qu'est-ce que vous me conseillerez, à moi ?

Il se rassoit droit sur son chameau.

— Ne vous arrêtez pas. Continuez d'avancer, même quand vous avez l'impression que le désert n'en finit plus. Parce qu'avec de la volonté et de la persévérance, on finit toujours par trouver…

Il fait un geste du menton et je suis son regard. Au loin, les dunes dorées cèdent place à une étendue rocheuse. Le vent y semble plus fort encore que dans le désert de sable et les pierres acérées qui jonchent le sol promettent une marche difficile. Moins ardue que celle que j’avais dû supporter pour arriver jusque-là, cependant. Au-delà, j’aperçois la silhouette sombre des montagnes et une enclave verte.

— … une oasis.

Mon coeur a un moment de flottement.

— La vie apparaît partout où on lui accorde une place, me dit encore le sage. Mais parfois elle doit se battre pour la conserver.

Il jette un regard devant lui pour me faire comprendre qu’il parlait de mon ami. J’accélère et rattrape son chameau pour marcher à son niveau.

— Si tu le peux, relève la tête…

Il ne bouge pas.

— Hé ?

Je me rapproche de l'animal, tend le bras pour effleurer les doigts de mon compagnon de malheur.

— On est presque arrivé.

Je ne peux rien faire de plus pour le moment.

— Encore quelques kilomètres, quand même, mamzelle.

Je lâche la main de mon soldat. L'homme qui m'a parlé se trouve sur le chameau précédent. Sans son collier vert, je ne l'aurais pas reconnu. Ils sont tous enroulés dans des tissus identiques.

— Ah, vous êtes résistante mamzelle. On évite de marcher dans le sable, il avale nos pieds et nos forces. Les chameaux y arrivent eux, ils sont solides et courageux. Vous aussi.

Je laisse passer la délicate comparaison avec cette grosse bestiole poilue et essaie de me convaincre que c'est un compliment.

— Pourquoi m'avez-vous emmenée avec vous tout à l'heure ?

— On a vu que vous étiez pas décédée. Et puis vous n'avez tué personne, ça on l'a bien vu.

— Pardon ?

— Soit vous visez très mal, rigole-t-il, soit vous visiez les pieds.

 

*

 

Nous arrivons enfin à l'oasis. Les hommes descendent de chameau et montent les tentes. Dès que la première se dresse, l'homme au collier rouge s'approche de moi :

— Celle-là sera pour le blessé. Et pour vous, si vous le souhaitez. Sinon vous dormirez avec les jeunes femmes.

Moi qui croyait être la seule de la caravane.

— Merci. Je vais dormir ici. Quelqu'un pourrait-il m'aider à le transporter ?

Le sage fait un signe.

— L'chef arrive.

L'homme au collier vert ? J'ai dû le sous-estimer. Il m'aide à emmener le soldat sous la tente. Un tapis épais à été déposé sur le sable.

— Ici, il sera bien.

— Pourquoi disiez-vous que vous ne pouviez pas le guérir ?

— À cause du coup à la tête. Il est sûrement devenu gaga.

— Gaga ?

Il tape sur sa tempe.

— Idiot.

— Vous avez vraiment tout vu de l'attaque ?

— Nous étions juste derrière vous.

Il tire un objet des pans de tissu qui le recouvrent. Une longue vue. Alors c'était eux que j'avais aperçu.

— Pourtant vous n'êtes pas intervenus.

— Jamais. C'est pour cela que les brigands nous laissent en paix. S'ils nous amènent un blessé nous le soignons. De temps en temps ils nous laissent un chameau. Nous sommes comme ça.

 

Le premier jour, je reste sous la tente, assise à côté de lui. Parfois je vais chercher de l'eau au lac et essaie de le faire boire. Puis j'aide les femmes à cueillir les dattes. J'arrive à les distinguer des hommes maintenant, ce n'est pas si compliqué. Leurs habits sont différents et leurs regards aussi. Il me semble que ce sont elles qui ont planté les dattiers. Lors de la cueillette, elles mangent parfois un fruit puis jettent le noyau au loin. Ainsi leur petit verger s'étend. Jusqu'à ce que le sol devienne trop sec.

 

Alors que mon panier est presque plein, le sage s'approche de moi.

— Vous ne réchignez pas à la tâche.

— C'est normal. Vous m'avez accepté parmi vous, je n'ai pas l'intention de vous regarder travailler quand il y a de la besogne pour tous.

— Tout le monde n'aurait pas parlé comme vous.

— Celui qui dors là-bas, sous la tente, dirait comme moi.

— Comment vous appellez-vous ?

— Adèle.

— Et lui ?

— Je l'ignore. De toute façon, c'est vous qui m'avez dit que les mots n'étaient pas si importants que ça, non ?

— J'ai dit qu'il ne fallait pas les craindre. Mais ils ont beaucoup de force.

Je vide mon panier dans un grand sac en toile.

— Si vous le souhaitez, vous pouvez rester avec nous. Personne ne vous jugera. Qui que vous soyez et quoi que vous ayez fait.

— Je n'ai pas fait grand-chose vous savez. On ne m’a pas laissé le choix. Mais je pense que nous devrons repartir. Quand il ira mieux.

— Quand vous irez mieux, me reprend-il.

K

— Adèle ?

Il fait sombre mais il n'y a pas d'étoiles. Pas de sable non plus. Un mouvement.

— Adèle ? répété-je.

— Tu es revenu… Bon sang, tu es revenu…

— Faut croire.

— Tu te sens bien ?

— À peu près.

Elle vient se blottir contre moi.

— Les chameaux. Ils ont failli te piétiner. Tu t'en rappelles ?

— Oui.

Je passe une main sur son visage.

— Tu pleures ? demandé-je.

— Non.

Sa réponse me fait sourire. Elle ment.

— Pourquoi ? insisté-je.

Elle ne me répond pas tout de suite.

— Tu as pris un coup à la tête. Les autres disaient que même si tu te réveillais, tu serais un légume. Je crois que l'un des leur est mort comme ça.

— J'ai pas l'impression d'être un légume. Plutôt une limace décérebré. Aaah…

Elle me frappe.

— Idiot !

Je ris. Elle s'est vraiment fait du souci pour moi.

— Ne bouge pas trop, fait-elle. Tu as sûrement des blessures.

— Je les sens.

— Je n'ai jamais fait de bandages pour des fractures, mais ils m'ont aidée.

— Qui ça ?

— Les nomades. Ils nous ont récupérés après le départ des brigands. Sans eau, nous étions mal.

— Nous sommes dans le désert ? Je n'entends pas le vent.

— Dans une oasis, à l'abri des montagnes. Ils nous ont laissé une tente. Au fait, je crois qu'un groupe va bientôt partir pour aller chasser en altitude.

— L'occasion de régler notre dette, n'est-ce pas ?

— J'aimerais bien. Sans compter qu'après ça, ils proposent de nous accompagner de l'autre côté du désert.

Mes doigts passent dans ses cheveux.

— J'ai l'impression qu'on va avoir droit à une petite trève.

 

A

La balle ricoche sur un rocher et se perd dans la forêt. Le troupeau effrayé s'enfuit.

— Ah saleté de vent !

— Mais oui Om, on te croit tous, c'est une vraie tempête aujourd'hui !

— Que disent-ils ?

— Rien de particulier. Ils se chahutent. De vrais gosses !

Il n'arrive pas à comprendre la langue des nomades, beaucoup trop éloignée de la nôtre.

— Nooné… Va falloir leur courir après maintenant. C'est moi qui aurait dû tirer, c'est moi le chef après tout. Je l'aurais eu !

Nous nous remettons en route. Un fusil pour quatre. C'est le même type d'arme que celles des brigands, vieille et pas très pratique. C'est un des objets les plus précieux de la caravane. Il leur permet de manger autre chose que des dattes séchées…

On retrouve le troupeau au pied d'une falaise. Mais quand le chef s'apprête à tirer, je pose une main sur le canon.

Surpris, il se tourne vers moi. Alors il comprend, soupire et me tend l'arme.

— D'accord jeune femme, mais cette fois tu vises plus haut que les sabots !

Ce sont de grosses chèvres avec de la fourrure et pour certaines, de petites cornes. Je ne veux pas qu'elles souffrent.

— Le coeur.

Oui.

Je prends une inspiration. Premier coup. Une bête s'effondre, le troupeau commence à s'enfuir. Je recharge le fusil. Deuxième coup. Un vieux mâle. Les autres sont trop loin maintenant, je pourrais manquer ma cible. Alors je me redresse et tends le fusil au chef. Il a un moment de confusion puis le récupére et s'écrit :

— Alors Om, ça aussi c'était un coup de vent ?

Om ne relève pas mais lance :

— Tu comptes aller où comme ça ?

Mon compagnon s'arrête. Il a sans doute compris au ton d’Om que c’était lui qu’on appelait.

— Je crois qu'ils n'ont pas l'intention de te laisser porter le gibier, expliqué-je.

— Toi t'es pas encore guéri, tu peux tirer mais tu portes pas ! lance le chef pour appuyer mes paroles.

— N'insiste pas où je reprends le fusil, le menaçai-je.

Il lève les yeux au ciel et regarde les deux nomades charger les chèvres sur leurs dos.

— On peut encore en prendre une avant de redescendre, je n'ai rien à porter, dis-je.

— Pas utile. On reviendra demain.

Quand nous arrivons au camp, c'est la fête. Je crois qu'à défaut de savoir se servir d'une arme, ils ne mangent pas souvent de viande.

Pendant toute la soirée, les chèvres rotissent sur une broche tandis que les nomades chantent autour des feux. Les enfants dansent et un bambin qui gigote au centre de la piste fait rire les plus anciens.

— Tout va bien ?

— Oui. Je suis contente qu'on reste encore un peu avec eux.

— Moi aussi.

Je m'assois près de lui. Il regarde les anciens du clan tirer sur les peaux de chèvres et les tanner.

— Dis, il y a quelque chose que j'aimerais savoir.

— Quoi ?

— Ton prénom.

Il se détourne. Pourquoi cela le gêne-t-il ? Je ne comprend pas. Il prend ma main. Waouh. Alors là, pour le coup, je suis perdue.

— Les prénoms, ça dit pas forcément qui on est, tu ne trouves pas ?

— Je ne sais pas, laché-je prudemment.

— Adélaïde par exemple. Typique de Prile, prénom on ne peut plus aristo. Alors que…

— Adèle est un prénom commun.

— Pas Adélaïde.

— Mes parents ont juste voulu en rajouter, ça n'est pas surprenant.

— Peut-être.

— Et toi ?

Il soupire puis le lâche comme on avoue une bêtise.

— Kéia.

Mon coeur rate un battement. Je me lève.

— C'est une blague ! Dis-moi que…

Je vois son regard. Non. Bon sang.

— Pourquoi tu ne me l'as pas dit ? Tu as menti… Tu disais que c'était des mensonges !

Le sage pose une main sur mon épaule.

— Est-ce que…

Je me dégage et pars sous la tente.

 

*

 

Je finis par m'endormir mais un frottement me réveille. Le pan de tissu qui ferme la tente retombe. Il a osé.

— Sors d'ici, chuchoté-je.

— Non.

Je me mets à genoux. Ma tête touche presque la toile. Mon poing part et je crois qu'il heurte son bras. Pas sûr.

— Dégage !

Il me plaque au sol.

— Dégage ! Espèce de…

— Pas tant que tu ne m'auras pas écouté.

Je me débats comme une furie, j'essaie de le frapper avec mes jambes mais il les bloque. Il est beaucoup plus fort que moi. Je ne peux rien faire. Rien du tout.

— Laisse-moi tranquille !

D'une main, il arrive à immobiliser mes poignets. Il plaque sa paume contre ma bouche.

— Chut. Je vais t'expliquer, d'accord ? Maintenant tu te calmes.

Les larmes coulent sur mes joues. Tellement déçue. Trahie.

— Tu as bien compris, chuchote-t-il à mon oreille. Je suis originaire de Jung.

 

*

 

— Je pense qu'elle était déjà malade quand on a quitté Jung. On aurait pu rester mais elle ne l'a pas voulu. Elle savait comment cela finirait pour moi, alors elle m'a prit avec elle et on a débarqué à Prile. On habitait dans un port de pèche, on ne gênait pas, mais personne ne se souciait de la soigner. C'était de pire en pire, elle a commencé à boire puis elle est morte, l'année de mes huit ans. Je me suis retrouvé orphelin et l'armée m'a mis la main dessus. C'était toujours mieux que Jung. Ils m’ont embauché comme portier.

Il ne se plaint pas. Il raconte. Mais j'entends ce qu'il ne dit pas. Les moqueries, les mesquineries. La solitude. J'ai mal. J'ai tellement mal. Que du sang de ces monstres coulent dans ses veines. Que cela ne puisse pas m'être indifférent. Que j’ai si envie de le prendre contre moi.

Quand il a fini de me raconter, il me lâche et se lève. Fait mine de partir. Alors j'attrape son poignet. Je n'arrive pas à parler. En silence, il revient vers moi et me prend contre lui.

 

*

 

On chasse encore deux jours avec les nomades, le temps que leur stock de viande prennent du poids et que le chef apprenne à viser correctement.

Lui reste à l'oasis. Il tire aussi bien que moi mais il ne peut rien porter et il a compris que j'avais besoin d'un peu de distance.

Le dernier soir, je m'écarte un peu du groupe. À distance du feu, les étoiles deviennent éclatantes. Je m'allonge un instant dans le sable. Il est chaud mais comme l'air, commence à refroidir. Cela faisait longtemps que je ne m'étais pas sentie aussi calme.

Quand je sens quelqu'un s'approcher, le charme se brise. Je me doute de qui il s'agit et me lève pour partir mais je me trompe. Le sage pose une main sur mon épaule.

— Assieds-toi.

J'obéis avec un soupir et il s'installe près de moi.

— C'est pas la grande forme.

Je ne réponds pas.

— Je peux te raconter une histoire ?

Je hoche la tête. Je n'ai pas la tête à ça mais je ne veux pas me disputer avec lui aussi.

— C'est l'histoire d'une planète, un monde magnifique. Il abrite plus d'espèces qu'on ne pourrait en compter, plus de paysages que je ne saurais t'en décrire. Et au milieu de ce foisonnement de diversité, un animal prend lentement le dessus sur les autres. Son arme est la plus redoutable de toute. Tu la connais ?

Je secoue la tête.

— L'intelligence, Adèle. L'intelligence. Au lieu de s'adapter à son milieu, ce qui prend des milions d'années, l'homme se protège avec des peaux, invente le feu. Il modifie son environnement. Jusqu'à un point où ses actes ont une influence sur la planète entière. Le monde tel qu'il le connaît est en passe de disparaître. Les espèces les plus fragiles commencent déjà à s'éteindre, les courants marins changent, la planète entière crie. Que fait-il alors ? Il essaie de réparer ses erreurs. Il n'y a qu'une solution pour lui. Arrêter la machine infernale qu'il a mise en route. Trouver un équilibre entre la nature qui l'entoure et son besoin de confort. Et sais-tu ce qu’il fait alors ?

Aucune idée.

— La seule espèce qui a les moyen de changer les choses s’enfuit.

— Est-ce que tu me parles de la Terre ?

— Oui. Mais pas au sens où tu l'entends. La Terre, c'est cette planète incroyable qu'ils ont abandonnée. Ceux qui sont restés là-bas ont peut-être continué à agir stupidement comme ils le faisaient. J'espère que non. Les autres ont embarqué dans un vaisseau digne de l'arche de Noé et se sont retrouvés ici.

— C'est ici la Terre.

— Non. Nous sommes leurs descendants, échoués dans un monde que nous ne pourrons jamais détraquer. Il ne nous donne pas les moyens pour cela. Nous n'avons que le vent, le soleil et l'océan.

— Comment sais-tu tout cela ?

— C'est mon père qui me l'a appris. Il l'a lui-même su de sa mère, qui l'avait entendu de la bouche de son grand père. Les histoires sont sacrées pour notre peuple. Celle-la ne pouvait pas se perdre.

— C'est vrai, alors ?

— J'en suis persuadé. Un jour peut-être, on retrouvera l'épave du vaisseau dans l'océan. Nous venons du même endroit, Adèle. Nous faisons tous partie de la même famille, à un certain degré.

— Je pourrais être votre petite nièce par alliance au quatrième degré, blagué-je.

L'idée m'amuse.

— Et Kéia ton frère.

Je déglutis. Alors c'était ça, le message qui voulait me faire passer. Nous sommes tous frères, aimons-nous.

— Personne ne choisit l'endroit où il nait. Mais on peut choisir qui on veut devenir. Il a peut-être été mis au monde sur une île pirate, mais il n’est pas mauvais pour autant. Tu sais bien qui il est, au fond de toi, au-delà de ses origines. Cela seul compte.

Je m'allonge et regarde les étoiles. Je me sens soudainement minuscule.

Et dire que quelque part là-bas, mes lointains cousins essaient de sauver une planète.

 

*

 

La caravane reprend la route. Seules quelques familles restent à l'oasis pour fumer la viande. Les autres iront vendre les dattes et les quelques chèvres déjà fumées en ville et nous escorteront à bon port.

Lui et moi parlons peu. Le vent, le sable et le tissu qui recouvre nos bouches ne le permettent pas. Ce n'est pas plus mal. Cela me donne le temps de réfléchir. J'en ai besoin.

 

*

 

Je me roule en boule dans ma couverture. Flash. Combien de temps cela va-t-il durer ? L'éclat lumineux s'éteint et aussitôt le tonerre gronde, roule, fait trembler la terre. Je n'ai jamais entendu de sons aussi forts. Le vent emporte le sable qui se fracasse sur la tente. On va finir ensevelit. Pourquoi ne font-ils rien ? Je me rapproche du centre de la tente et me fait la plus petite possible. Cela va finir. Cela va bien finir, de toutes façons.

— Tu es réveillée ?

Je ferme les yeux.

— Je vais voir si le chef est debout.

Kéia se lève. Quand il ouvre la tente, le vent s'y engouffre avec le sable. Il est fou. Aller dehors par ce temps. Il ne pleut pas. Mais le tonerre…

Il revient à la hâte, referme le passage puis secoue ses vêtements qui dégringolent de sable.

— C'est normal, chuchote-t-il. Ça ne dure que quelques heures donc c'est bientôt fini. Les orages sont réguliers, même en cette saison. Il a voulu me dire autre chose mais n'a pas réussi à traduire. Ça va aller ?

Je ne peux pas répondre. Mes dents sont trop serrées pour que j'émette le moindre son.

La tente s'ouvre à nouveau. Il veut vraiment nous ensabler ?

Mais Kéia est toujours allongé.

Le chef attrape mon épaule et me secoue.

— Hé ! Ça craint rien, compris ? Pas de problème ! C'est sur la montagne.

Je tremble de tous mes membres. Il attrape mes épaules et me redresse de force.

— On se calme…

— Dé… Désolée…

Il m'aide à me lever et à avancer.

— Viens voir.

— Non !

— Viens voir je te dis.

Je secoue la tête.

— Tu sais pourquoi t'as peur ? Parce que tu connais rien aux orages. On dit que c’est le désert qui s’emporte. T’es peut être pas d'accord, t'as peut-être appris plein de trucs dont je n’ai  jamais entendu parler. Mais tu as oublié de regarder. Allez, viens.

Il me traîne dehors. Je remonte mon habit devant mon visage. Le sable.

Le chef me tire jusqu'au sommet de la crète et s'assois. Je l'imite.

Les élèments sont déchaînés. Je n'avais jamais vu une telle démonstration de puissance. Il a raison. Quoique je sache des déplacements d'air, au coeur d'une telle tempête, je ne peux pas m'empêcher de penser que c'est le désert qui est en colère. Il va nous avaler tout cru.

Pourtant le chef n'a pas peur.

— Lui, il était magnifique ! s'enthousiasme-t-il en désignant le ciel.

Sur la crète d'une montagne, la foudre vient de percuter un arbre qui avait le malheur d'être un peu plus haut que les autres.

— Regarde les nuages, fait-il. Regarde-les. Il n'y a pas de plus beaux ciels que les ciels d'orage. Ce sont mes préférés.

À ce moment, l’énorme masse grise se fend. Les rayons du soleil pointent timidement leur nez et font étinceller le sable que le vent a mis dans l'air.

— C'est presque terminé, lâche le chef.

Il a l'air déçu.

Un dernier éclair tombe puis une tâche bleue apparaît dans le ciel, rendue plus sombre par les poussières en suspension. Peu à peu le vent se calme. L'atmosphère s'éclaircit et les nuages s'écartent tout à fait. Le soleil se lève.

— L'aurore aussi, c'est beau, fait le chef. Mais c'est plus calme. Ça va mieux ?

— Oui.

— C'est bien. Je n'aurais pas voulu que tu nous quittes avec une mauvaise image du désert. Il est dangereux parfois, mais ce n'est pas de sa faute. L'océan aussi est dangereux. C'est à nous de faire attention.

— Les autres dorment ?

— Bien sûr. Il y a que moi et le sage pour se lever pendant une tempête. Tiens regarde, il est là.

Une silhouette se tient debout sur la crète à notre droite. Quelques minutes plus tôt, je n'aurais pas pu la distinguer.

— T'avais raison chef. J’ai du sable partout mais ça en valait la peine.

 

*

 

Les adieux sont durs. Le chef me serre contre lui.

— Bon vent, Adèle.

— Bon retour, chef.

— Retour où ? Nous sommes nomades.

— C’est vrai. Bonne chance à vous. Ne vous éloignez pas trop quand même… Nous reviendrons vous voir.

— Je n'en doute pas.

Il donne l'accolade à Kéia puis s’écarte et le sage vient nous saluer à son tour.

— Bonne route à vous deux. Prenez soin de vous.

— Promis, affirmé-je. Et puis… Si un jour, j'ai des enfants… Je leur raconterai l'histoire.

Le sage hoche la tête puis ils retournent vers leurs chameaux.

— Au revoir !

Nous les regardons s'éloigner dans les dunes. Ils se rendent dans un village plus au sud.

— Quelle histoire ? me demande Kéia.

Je croise son regard. Cela faisait longtemps.

— Je te la raconterai, promis-je. Mais je te préviens, je ne connais pas encore la fin. J'espère qu'elle sera belle.

 

 

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L'Île cachée d'Écrin

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Adélaïde

Partie 3 

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