top of page

Chapitre 1

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 4

Chapitre 3

Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4

     J'espère que cette lecture vous a plu. Dans tous les cas n'hésitez pas à m'écrire pour me faire part de vos critiques ou de vos remarques. Un formulaire de contact est à votre disposition si vous souhaitez me contacter, et vous pouvez aussi laisser un commentaire sur le site en cliquant sur le lien ci-dessous. 

     À bientôt !

     Annabell

 

A

 

Kéia nous a déchiché une auberge. Nous avons encore un peu d'argent, puisqu'il ne l'avait pas déposé sur le chameau des provisions, celui que les brigands nous ont volé.

Elli a peut-être essayé de nous vendre mais il avait raison. Cette petite ville est calme. Même l'auberge est tranquille. Et propre, de surcroît.

— Il faut qu'on trouve un bateau, lâche Kéia alors que je suis allongée sur les draps.

C'est tellement confortable, un lit.

— Oui. Mais on a pas les moyens. Et on sait pas où aller.

— Ailleurs.

— Génial.

Nous descendons prendre notre repas dans la cuisine de l'auberge. Je déguste un succulent morceau de mouton quand le pied de Kéia heurte délibéremment le mien.

Je ne bouge pas mais j'ouvre grand mes oreilles et mes yeux. Un homme assis deux tables plus loin nous observe. Qu'est-ce qu'on peut y faire ? Le cuisinier aussi supervise la salle depuis son comptoir. Il a sans doute laissé les comis faire la plonge pour venir encaisser les notes.

— La viande est très bonne. Mais je préférais la chèvre grillée, grimace Kéia en haussant le ton.

— Cramée, tu veux dire.

— Ça se peut. Mais elle avait un goût inégalable.

— C'est vrai.

Le goût du gibier élevé en plein air. Le goût du bonheur.

Le cuisinier s'approche.

— Vous aimez ?

— Oui, oui. Nous parlions justement d'un repas que nous avons pris la semaine dernière.

Soudain je comprends pourquoi Kéia ne chuchotait pas, comme à notre habitude. Il avait voulu attirer l'attention du cuisinier pour…

— Je dois avouer que c'était le meilleur repas auquel j'ai jamais eu droit, renchéris-je.

— Mais qu'est-ce que c'était ? demande le cuisinier, franchement intrigué.

— Un gibier que chassent les nomades du désert. Une petite chèvre sauvage. Je suppose que les prix montent parce qu'elle est difficile à surprendre. Très agile. Il n'y a qu'eux qui sont assez vifs pour en ramener.

— Mais vous savez où en trouver, de cette viande ?

Nous échangeons un regard faussement perplexe.

— Il paraît que les nomades sont en ce moment dans une ville près d'ici, au sud. Vous pouvez toujours essayer, mais ils auront sûrement écoulé leur stock.

— Au sud…

— Un conseil, proposez leur un prix alléchant. Ce ne sont pas les clients qui manquent.

Le cuisinier hoche la tête et s'éloigne.

— Merci pour le tuyau ! Merci, vraiment.

Nous échangeons un sourire. Petit service rendu au chef. Avec un peu de chance, ils auront même les moyens de prendre un deuxième fusil et Om apprendra à chasser…

— Excusez-moi.

L'homme que Kéia avait remarqué prend une chaise et s'assoit à notre table. Quel culot !

— Vous êtes de Prile, n'est-ce pas ? J'ai reconnu l'accent.

Le souvenir de notre rencontre avec Elli nous rend méfiant.

— Ça fait un moment que j'ai pas été là-bas. Tout va bien ?

— Nous sommes parti depuis longtemps aussi.

— Ah mince. J'ai des amis à Prile. J'suis inquiet en ce moment parce qu'on dit que ça bouge sous les tropiques.

— À Prile ou à Jung ?

— Les deux. Il paraît qu'un bâteau surarmé de Jung a pris la mer, et puis il y a toujours ces rumeurs sur l'héritière, qui aurait été vu à Trile. Si l'Ire s'inquiète pour sa fille et oublie l'île, ils sont mal.

Trile ? Pas la porte à côté. Les rumeurs se trompent, pour une fois. Mais pour ce qui est de Jung…

— Désolé, nous n'en savons pas plus que vous.

— Pas grave. Toujours agréable de faire un brin de causette. Vous restez longtemps ?

— Non. On va pas tarder.

— Dommage, dommage. La ville est sympa.

Nous nous levons.

— Temps d'aller se coucher, les tourtereaux ? lance le cuisinier.

— En effet… Au revoir.

Les deux hommes nous saluent et nous remontons vers les chambres. Kéia ferme soigneusement la porte puis s'approche de moi pour chuchoter :

— Un bateau surarmé. Tu crois que…

— Tu avais dit un an…

— Peut-être qu'ils se sont relevés plus vite que ça. S'ils ont mis l'attaque sur le compte de ton père, ça a dû les motiver.

— Ils vont attaquer Prile.

Je m'assois sur le lit.

— Adèle… On va trouver un moyen pour que tu parles à ton père. Seule à seul.

Je hoche la tête.

 

K

 

Je parcours le port de long en large. Adélaïde reste enfermée dans la chambre pendant que j'essaie de me renseigner sur les prix. Beaucoup trop élevés pour nous. Je voudrais trouver un travail dans les hangards mais le temps presse. Ceux de Jung ont peut-être déjà atteint Prile.

Je répugne à ce qu'on vole un navire. Les douaniers ? Après tout, ils nous ont pris le nôtre. Je suis assis sur un banc à réfléchir quand un bateau entre dans le port. Il semble facile à maneuvrer, avec des voiles mais aussi un moteur. Au moment où il s'arrime au ponton, des hommes s'approchent et embarquent des vivres. Je les regarde partir. Puis le marin qui maneuvrait le navire descend à terre. Quand je vois enfin son visage, je bondis sur mes pieds et file à l'hôtel. D'abord parce que je ne veux pas qu'Elli me reconnaisse. Ensuite parce que nous avons trouvé notre bateau.

— Nous ne pouvons pas faire ça… lâche Adèle.

— Il a vendu nos têtes.

— C'est un vol. On s'abaisse à son niveau.

— Je sais. Mais on a pas le temps de chercher du travail.

L'idée nous déplaît à tous les deux. Mais nous n'avons plus le choix. Il faut qu'Adélaïde parle à son père. Si comme elle me l'a dit, c'est elle qui a planifié l'attaque de Jung, il y a des chances que cela soit brillant. Aussi brillant qu'elle.

 

A

 

 

Nous quittons l'auberge dans la nuit. Kéia a annoncé notre départ et a déjà réglé la note. Nous n'avons plus qu'à nous faufiler dans l'obscurité, traverser les ruelles vides.

Le port est désert. Seuls quelques hublots sont allumés. Pas de gardes.

Je détache la corde du bateau d’Elli, Kéia tend les voiles. Nous ne démarrons pas le moteur. L'air s'engouffre dans le tissu et la coque s'ébranle.

Alors nous nous accroupissons et attendons. Si quelqu'un se met à crier, il serait plus sûr de plonger à l'eau. Impossible de fuir sur un engin comme celui-là.

Le vent nous porte loin des rives.

— Tu essaies de démarrer le moteur ?

Kéia aquiesce. J'ignore si on a besoin de clés.

Pendant qu'il se penche sur les câbles, je force une porte et commence à trier ce qui peut nous être utile. Du papier. Des vivres. On va avoir du temps pour réfléchir. Le problème, c'est que les plans sont à Jung, pas ici, et que nous ne sommes pas sûr de ce qu'ils vont faire. Il va falloir improviser. Au moins en partie.

Un ronronnement se fait entendre. Kéia a mis le moteur en route.

 

*

 

— Adèle, regarde ce que j'ai trouvée ! me lance Kéia depuis l'intérieur.

Je le rejoins. Il tient une bouteille au niveau de ses yeux et regarde l'étiquette.

— C'est du trois mille cent vingt deux ! Une année mémorable. Elli avait quelque chose à fêter, ou à se faire pardonner.

— Je ne sais pas si c'est une bonne idée.

— Moi si, il faut qu'on goûte ça. Une pure merveille.

Je vais chercher deux conserves de cassoulet dans les vivres et les vide dans une casserole. Tant qu'à faire… Nous nous régalons puis je lève mon verre :

— À notre voyage !

— À nous ! renchérit Kéia.

Et il m'embrasse.

 

*

 

Je suis entourée d'eau. Le ciel ressemble à une mosaïque bleue et noire. Mon corps s'enfonce dans les profondeurs.

Je me retourne, nage encore. Pas de poissons. Pourtant ils sont là, dans l'ombre des vagues.

Mes poumons protestent. Je ressors la tête. Sous l'eau, tout est calme et silencieux. Mais au-dessus de la surface, de grandes ondes soulèvent l'océan.

— Reviens ! crie Kéia depuis le bateau.

Je me déplace sous l'eau, mes yeux grands ouverts, émerge devant l'échelle et grimpe.

— Tu aurais dû venir, lui dis-je. C'est géant.

— Faut bien que quelqu'un reste à bord.

— J'y suis. Vas-y, maintenant.

— Tu rigoles ? Ça caille.

— On sent pas le froid.

— Peut-être, mais tes lèvres sont bleues et tu trembles.

— Ça va. C'était beau.

— Tu ferais mieux d'aller te changer, Adèle. Sinon tu vas attraper froid.

J'aquiesce et retourne à l'intérieur. L'eau est chaude à Prile. Pas ici.

Kéia s'assoit sur les marches.

— Tu n'aurais pas envie qu'on fasse demi-tour ? lâche-t-il.

— Non. Et toi ?

— C’est important de prévenir l’île de ce qui se prépare, mais tu as quand même l’intention de t’adresser à l’homme qui a mis ta tête à prix.  

— C'est mon père. Je peux faire en sorte qu’il change d’avis.

— Mais si Jung s'empare de Prile…

— Il ne faut pas que ça arrive.

— Que veux-tu qu'on fasse ?

— Je ne sais pas, soupiré-je. On ne sera pas les bienvenus.

— C'est dangereux pour nous, là-bas. Si on croise des soldats de Jung, ils essaieront de nous abattre. Si on pointe notre nez au château, on est fichus.

— J’irai. Tu ne viendras pas.

— Si, bien sûr, réplique-t-il. C’est quand-même moi le soldat, à la base.

— Cela serait inutile. Et je veux parler à mon père seul-à-seul.

Il soupire.

— Il nous reste un énorme problème.

— Je sais.

L'armée de mon père me croit manipulée par Kéia. Même si j’arrive à ne pas croiser les hommes de Jung, comment vais-je pouvoir parler à mon père sans que sa garde personnelle ne m'intercepte ?

 

*

 

— Tu as vu celui-là ?

— Le blanc ?

— Oui.

— On dirait un gros sac de coton.

— C'est vrai. J'irais bien me rouler dedans.

Allongés à la poupe, nous scrutons les nuages. Le moteur est à l'arrêt le temps que les batteries se rechargent, les voiles nous portent lentement.

— Le gris est pas mal non plus.

En altitude, le vent est terrible. Les nuages s'assemblent puis se séparent, hésitent, s'éloignent encore, s'enroulent sur eux-même.

— Oh, regarde le petit, là !

— Il va sacrément vite.

— Plus vite que nous, en tout cas.

Nous nous tournons l'un vers l'autre. Je lâche :

— Ça serait génial…

— Dangereux, non ?

— Pas tellement… Si on fait juste un tour. Et puis ça doit pas être si dur à maneuvrer, un ballon.

— Je pensais à un deltaplane.

— Ah, dans ce cas on peut se lancer depuis les falaises de Septile.

— On ira à Septile alors.

J'éclate de rire.

— C'est de la folie !

— Pas plus fou qu'une balade en chameau, au fin fond d'un désert peuplé de brigands…

— Pas faux, admets-je.

— On a eu chaud là-bas.

— Tu as eu chaud. Va falloir travailler tes réflexes. Si un pauvre chameau apeuré suffit à te mettre au sol…

— Il y avait trois.

— Je t'ai tiré avant que le troisième n'arrive. Il ne compte pas.

— Il en reste deux. C’est quand même pas grand-chose ! Tu as raison, va falloir reprendre l'entraînement.

Soudain une idée me traverse l’esprit.

— Tiens, ça aussi ce serait marrant !

— De quoi ? me demande-t-il.

— Une course de chameaux.

— Je te battrai à plate couture…

— Mon oeil ! C'est le chef qui nous mettra la paté.

Je me replonge dans le ciel.

— Tu sais ce que je préfère ? lâche-t-il.

— Non.

— Les contrastes. Le petit nuage gris sur le blanc, par exemple. Tu les vois ?

— Bien sûr.

— Seuls, ils n'attirent pas l'attention.

— Mais quand ils sont ensemble, on ne voit plus qu'eux.

Nos mains se trouvent.

*

— Adèle.

— Mmm ?

— Terre en vue.

Je bondis sur mes pieds.

— Déjà ?

— Ça doit être grâce aux voiles.

— Et les courants. Il doit y avoir des mouvements d'eau vers le sud. J'avais l'impression que le retour de Jung était plus court que l'aller. Mais c'était une impression idiote, j'étais enfermée dans une pièce sans fenêtre.

— Pourtant tu avais raison. Pour nous ça a été flagrant.

— Ça nous arrange.

— En effet… Je me gare où ?

— Tu te souviens de la crique, quand on est parti ?

— Bien sûr.

— Ce serait parfait.

— Pas de rondes ?

— Non. Pas avant vingt heures.

— Alors c'est parti.

Il guide le bateau droit vers la côte. Prile. Mon chez-moi. De toute évidence, nous sommes arrivés avant Jung, mais cela ne me soulage pas tout à fait. La confrontation avec mon père promet d'être douloureuse.

— Tu as trouvé une idée ? me demande Kéia pour la centième fois.

— Non. Je ne sais pas où il sera. J'improviserai.

— On devrait passer chez Vic d'abord.

— Vic ?

— Ah c'est vrai. Lui te connaît, mais tu étais inconsciente. C’est lui qui nous a fourni le premier bateau.

— Si cela peut nous permettre d'avoir des nouvelles du château… Oui, il vaut mieux aller le voir.

Dès que nous arrivons dans une zone à l'abri des vagues et du vent, Kéia jette l'ancre.

— On va devoir nager jusqu'à la falaise, me dit-il. Et escalader.

— Génial. Comme ça, si on regrettait le bon vieux temps…

Nous prenons soin d'enfermer sous clé les provisions, les cartes et le peu d'argent qu'il nous reste puis Kéia sabote le moteur et nous nous retrouvons face à l'océan.

— Le premier arrivé en haut ! s'écrit-il.

Nous plongeons en même temps.

Dans l'eau, il file comme un poisson. Puissant et fluide à la fois. Je le suis de près mais il me met à rude épreuve. Lui ne semble même pas faire d'efforts et peu à peu, il me sème.

Alors j'accélère, sans parvenir à combler l'écart entre nous. Il commence à grimper. Je m'agripe à un rocher, trouve une prise, me hisse.

Bon sang elle est haute cette falaise.

Au moment où je pense être fichue, battue à plate couture, Kéia ralentit. Il fait exprès ou quoi ? Non. Il a vraiment l'air épuisé. Je le rattrape mais en me voyant à sa hauteur, un sursaut d'orgueil lui donne un peu d'énergie. Nous nous hissons dans l'herbe en même temps.

— Pas mal, halète-t-il. Pour une fille.

Je le frappe dans la poitrine.

— Hé ! proteste-t-il.

— Dis pas des trucs comme ça, Kéia. Surtout que je viens de te battre…

— Mon oeil : égalité, et encore ça se discute.

— Tu verras, on fera une revanche un de ces quatre.

— Même à dos de chameau tu me doublerais pas…

— Si tu parles de faire escalader ça à un chameau, je suis entièrement d'accord.

— Tu joues sur les mots.

— Et toi tu joues avec mes nerfs.

Il se penche pour regarder si je suis vraiment fâchée par sa remarque idiote et sexiste. Je le pousse en arrière mais il a le temps de voir mon grand sourire.

— Prend ça comme un avertissement !

— Je ferai attention à l'avenir.

— C'est bien de réfléchir à ce qu'on dit de temps en temps. Ça fait pas de mal.

Nous continuons à nous chamailler en marchant, jusqu'à ce que nous atteignons une petite cabane. Coincée entre la forêt et la prairie, elle est un peu à l'écart des autres. Le chemin est désert mais quand nous arrivons au portail, un enfant dans le jardin nous dévisage. Kéia toque à la porte, qui s'ouvre aussitôt sur un homme costaud d'une quarantaine d'années.

— Les tourtereaux sont de retour ! s'écrit-il.

Il nous dévisage des pieds à la tête.

— Vous êtes encore trempés ? Bah, au moins, vous allez mieux. Content de vous voir debout, mademoiselle.

— Enchantée.

— Hep, pas de fioritures avec moi. Entrez donc !

La maison est modeste mais bien tenue.

— Je suis désolée, on va tout salir…

— Tu parles, Sophie a l'habitude de l'eau ! Le gosse il a toujours ses pattes trempées…

Il met une serpillère devant nous.

— Faites deux pas là-dessus, comme ça vous aurez la conscience tranquille…

Nous nous exécutons puis nous asseyons à table.

— Alors Vic, quoi de neuf ?

— Rien de bon grand, rien de bon. Je préférai quand t'étais portier, y avait moins de zigotos qui entraient dans le château.

— Pourquoi dis-tu ça ?

— Je les vois bien moi ! J'suis en repos, les poissons se sont fait la malle dans le nord. En attendant qu'ils reviennent, je m'occupe du jardin avec le petit. Tous ceux qui vont au château passent devant notre morceau de terre. Tous ceux qui veulent éviter le village, en tout cas. Et il y a pas mal de types louches qui sont passés, ces derniers temps.

— Combien ?

— Un bon paquet juste avant que vous partiez, peut-être une dizaine.

— Oui ceux-là, on les connaît.

— Et depuis, toutes les semaines il y en a deux ou trois qui font l'aller-retour au village. Je sais pas c'qui y font mais c'est pas net.

Les émissaires de Jung qui font affaire avec mon père, sans doute. Ils sont obligés de transmettre leurs informations au capitaine, d’une manière ou d’une autre.

— Et du côté de la mer ?

— J'ai envoyé l'gamin avec Charlie. Hier ils sont allés cherché le poisson à des milles d'ici, mais ils n'ont rien vu de particulier.

— Bon signe.

— Oui. Ça bouge, pas vrai ? C'est pour ça que vous êtes revenus.

Kéia hoche la tête.

— Si vous voyez un grand bateau approcher, qui n’est pas de l’île, réunissez le village et allez au château. Ils s’en prendront sans doute au port et de toute façon si l'Ire tombe, l'île est perdue.

Vic déglutit.

— C'est à ce point ?

— Je crois bien, vieux. Il semble bien que Jung ait des vues sur Prile. Faut qu'on se prépare.

— On sera prêt. Et puis maintenant, tu es là. Tu nous sortiras de ce trou. Comme la dernière fois.

Je me tourne vers Kéia sans comprendre. Il a l'air un peu gêné.

— Pierre ! crie alors Vic.

Le jeune qui était dans le jardin nous rejoint. Je me demande s'il m'a reconnue, mais il n'a d'yeux que pour Kéia. Il a quoi, une dizaine d'année ? Peut-être que le grade du commandant le fait rêver.

— Tu files à la falaise, compris ? Si tu vois la moindre voile étrangère à l'horizon, tu rappliques.

— Je reviens pour manger ?

— Évidemment ! Si t'as peur de t'ennuyer t'as qu'à passer chercher un copain au village. Allez, file !

Vic se lève, prend trois verres et nous sert. Décidément, on a bien fait de ne pas aller directement au château. Je ne pensais pas que les pêcheurs avaient un quelconque rôle dans la défense de l'île.

— Je dois voir mon père. Vous savez où j'ai le plus de chance de le trouver ?

Il s'étouffe dans son vin.

— Tu comptes quand même pas aller au château ?

— Si.

— Oh la la. Tu sais ça dit pas du bien de toi, là-bas. Moi j'y crois pas, je sais qu'vous êtes des gens bien. Mais ceux qui vous connaissent pas ont la langue qui sifflent.

— Justement. Je vais aller voir mon père et lui demander de me laisser tranquille. S'il ne veut pas qu'on reste sur l'île, tant pis. Mais je ne supporterais de vivre en ayant peur qu'on me reconnaisse et qu'on nous vende à tout moment.

— J'comprends bien. Mais je suis pas sûr que vous verrez votre père avant que les conseillers interviennent.

— Les conseillers ? Pourquoi ?

— Ca fait un moment que l'Ire en a assez que le peuple vienne le voir. Tout le monde passe par eux maintenant.

— Mon père a dit ça ?

— Il paraît.

— C'est incroyable ! Il ne m'a jamais estimée mais au moins il agissait bien pour l'île. Jusqu’à ce qu’il perde la boule, en tout cas. Je vais aller lui remettre les idées en place.

— Soyez discrète, alors.

— Promis.

— Faut pas que tu y ailles Adèle.

— On est tombé d'accord, Kéia. C'est tout.

Je me lève.

— Il faut que je rentre avant qu'ils ne ferment les portes. Sinon c'est fichu pour ce soir.

— File alors. Mais fais attention.

— Promis.

Je quitte la maison. Peut-être qu'ils m'ont vue décidée mais mes mains sont un peu moites. Mon père n’est pas quelqu'un qu'on contredit facilement. C'est sans doute pour ça que sa mère l'a choisie pour lui succéder, même s'il était le benjamin. Et ses frères, que la politique ennuyaient, avaient été nommés conseillés pour la forme.

P

 

— Allez, viens…

— On va s'ennuyer.

— On jouera.

Mon amoureuse soupire.

— Bon d'accord, mais c'est moi qui choisis le jeu.

Je fais un bond, content qu'elle accepte, puis l'entraîne vers la falaise. Je jette un coup d’oeil à l'horizon de temps en temps mais je préfère regarder Julie. Elle est très jolie mon amoureuse. Elle a des yeux noirs qui font craquer tous mes copains, à l'école. Mais c'est avec moi qu'elle joue.

— Pourquoi il veut qu'on soit là, ton père ?

— Pour guetter les bateaux.

— Et s'il y a rien ?

— Si y a rien, on rentrera.

— Pourquoi y veut qu'on regarde les bateaux ?

C'est le seul défaut de mon amoureuse. Elle arrête pas de me demander plein de choses, même sur les sujets où on a pas le droit de poser de questions.

— Sais pas.

— Tu crois que c'est des bateaux comme ça qu'on doit surveiller ?

Je me lève. Le navire est très loin pourtant je vois bien qu'il est énorme. Ses voiles brillent. Non, c'est pas des voiles. Ce sont les grosses planches qui font tourner le moteur. Les panneaux à soleil. Je commence à courir.

— Pierre ! Tu vas où ?

— Rentre chez toi ! Dépêche-toi !

Je ne l'attends pas. Si quelqu'un doit prévenir le village, c'est mon père. Pas de temps à perdre.

 

K

 

Le petit de Vic débarque dans la pièce en courant.

— Le bateau est là !

— Comment est-il ? fais-je.

Pierre se tourne vers moi.

— Énorme ! Il était encore loin, mais j'en avais jamais vu des comme ça.

Je me lève.

— Vic ?

Mon ami acquiesce.

— Sophie ! Viens ! appelle-t-il.

Je les laisse s'occuper du village et cours jusqu'à la falaise.

Pierre a raison. C'est eux, ça ne fait aucun doute. J'espère qu'ils n'ont pas de canons. La maison de Vic ne craint rien, mais le port et le village… Vic n'arrivera pas à faire monter tout le monde à temps.

Je relève soudain la tête. La cloche. Il faut sonner la cloche.

Je fonce jusqu'au château et je tambourine à la porte du garde. Il regarde les gens passer devant sa fenêtre, pas inquiet le moins du monde.

— Hé !

— Qu'est-ce tu veux ?

— Il y a un bâteau de Jung qui approche. C'est normal ?

— Un bâteau de Jung, tu dis ?

— Vous devriez sonner l'alarme. Les villageois doivent rentrer.

— Tu me donnes pas d'ordre, compris ?

Qu'est-ce qu'il m'énerve ce type. On n’a pas le temps. Je referme la porte, grimpe à l'échelle, secoue la corde et la cloche résonne. Le son porte jusqu'au village. Ils écouteront Vic maintenant, s'ils ont encore des doutes. Je la fais tinter jusqu'à ce que le type me fasse tomber de l'échelle. Alors je roule, me relève et pars en courant vers le village. Quelques familles commencent déjà à remonter le chemin.

Quand j'arrive sur le port, le navire n'est plus qu'à quelques centaines de mètres. Vic crie, debout sur un muret.

— Allez au château ! Ceux de Jung arrivent !

— Vic !

Il descend de son perchoir et me prend par les épaules.

— Kéia, retourne au château. Personne ne t'embêtera, pas maintenant.

— Vas-y toi. Emmène Sophie et Pierre. Les autres ont compris, le mot circule. Dans quelques minutes, le village sera désert. Allez-vous-en.

Il hoche la tête, fait signe à sa femme et ils s'éloignent.

— Ne fais pas de bêtises ! me lance-t-il.

Je ne réponds pas. Ce n'est pas vraiment une bêtise. J'enlève mes chaussures en toile : elle ont déjà pas mal subi, inutile de les achever aujourd'hui. Je les pose au pied du muret puis avance sur la plage. L'océan. Tellement immense. Pas à pas, je m'immerge dans l'eau.

Ce coup-ci Kéia, va falloir que tu assures. Je nage vers le large en prenant soin de rester à distance du bateau. Il va vite. Je le laisse me dépasser, immobile. Seule ma tête ressort de l'eau. Je vois à peine les silhouettes sur le pont, alors j'ose espérer qu'ils ne me trouveront pas, au creux de mes vagues.

Lentement, le navire s'aligne à la côte.

Et mince. Ils ont des canons. Le premier boulet part, défonce le ponton. Quelques barques explosent. Sur le chemin, les villageois qui traînaient encore se mettent à courir.

Deuxième boulet. Bon sang. Ils détruisent mon village !

Je nage lentement vers la coque. Ça ne va pas se passer comme ça.

Quand j’arrive assez près de mes ennemis pour ne plus me sentir tranquille, je plonge et nage sous l'eau. Je ressors tout contre le bois. Les planches sont bien jointes. Difficile de grimper. Je finis par trouver une corde qui pend d'un canot et me hisse hors de l'eau. Je coince la corde entre mes chevilles et grimpe le plus vite possible, puis je me glisse dans la barque et jette un coup d'oeil à bord. Ceux qui ne sont pas en train de s'occuper des canons sont accoudés à l'abordage et commentent les dégâts. J'attends, cherche le moindre signe de présence,  puis je me glisse sur le pont et grimpe au filet. Une fois au sommet du mât j'entreprend de décrocher les panneaux solaires. En théorie, ce ne devrait pas être compliqué : ils sont changés régulièrement sur tous les navires. Mais leurs fichus neuds sont solides, et il ne faut pas que les plaques commencent à tomber avant que je ne les ai tous défaits. Sinon, les marins comprendront ce que je fais et m'abattront avant que je ne les ai détruis. Je jette régulièrement des coups d'oeil au pont mais détruire un village de pêcheurs semblent beaucoup les amuser. Ils riront moins, dans quelques minutes.

Je dessère le dernier neud puis pousse de tout mon poid. Le panneau hésite, tangue. Puis les neuds cèdent un à un. Dans un fracas du diable, les plaques vont s'écraser sur le pont. Les hommes sursautent et l'un d'entre eux me montre du doigt. Un autre se jette sur son fusil.

Je m'avance sur la verge puis plonge. C'est sous-estimé la formation qu'a recue Adèle. J'arrive à me lancer assez loin pour ne pas m'écraser sur le pont, mais je ne tombe pas assez vite pour éviter les balles.

Je me laisse couler. Adèle a raison. L'océan vu d'en dessous est tellement beau. Adèle.

Le sang s'échappe de ma jambe mais j'essaie d'avancer. Bras. Bras. Je ne relève la tête que lorsque je suis au bord de la rupture. Sur le navire, c'est la panique. Ils n'ont plus d'énergie. Ils ne pourront pas rentrer. Bras. Je n'en peux plus. Ils me croient morts, ils ne me cherchent même plus. Ils n'ont pas tort. La plage est loin. Trop loin.

 

K

 

Quand je reprend conscience, le visage d'Adèle est penché vers moi. Mon cerveau est embrouillé.

— Pile à temps, c’est un miracle. Mon père va être content.

— Une jambe chacun, marmonnai-je. On est à égalité.

— Tu délires Kéia !

Elle m’aide à me lever, me donne des vêtements puis sort de la pièce.

— Je te laisse deux minutes top chrono !

Je m’habille lentement puis je réalise que je suis en uniforme. Je me rassois sur le lit, confus. Adèle toque et entre à nouveau dans la pièce.

— Essaie de tenir ta langue pendant la cérémonie.

— Quelle cérémonie ?

Elle passe mon bras sur ses épaules et me lève de force.

— Adèle, je ne suis pas en état…

— Tais-toi, tu comprends même pas ce que tu dis.

Mes yeux tentent d'informer mon cerveau de ce qui m'entoure. Pas facile. On se déplace dans le château. Ma jambe est bandée mais encore douloureuse. Je serre les dents. Adèle me porte à moitié vers une porte dérobée.

Je connais cette porte.

— Adèle ! Je suis pas…

— Chut !

Elle donne un coup de pied dans le battant et me conduit sur l'estrade. La salle déborde. Ils ont ouvert les portes pour que même depuis la cour d'honneur, on puisse voir la scène. L'ovation.

Et mince. Je suis à moitié inconscient, on peut pas me laisser en paix ?  

Adèle m'assoit sur une chaise puis se place à ma gauche.  L'Ire fait un long discours ennuyant qui me prouve que même après toutes ces années la concision ne fait pas partie de ses priorités, puis il ajoute :

— Pour le courage et l'ingéniosité dont vous avez fait preuve.

L'Ire accroche un rond coloré à côté du ruban qu'Adèle m'a remis il y a des années. Il donne le même à Adèle puis elle prend la parole.

— Juste un mot… J'aimerais remercier Vic, pour sa vigilance et son efficacité... Il a réagi plus vite que l'armée !

Les villageois ne le connaissent pas mais les pêcheurs, si. Un tonnerre d'applaudissements nous parvient de la cour d'honneur. Adèle m'aide à me relever et me reconduit dans le couloir. Je m'effondre sur le brancard.

Et voilà. Adèle va s'occuper de politique et se surcharger en voyages diplomatiques, et moi, commandant maudit, je vais me retrouver coincé au château. Sans elle.

Elle me prend la main.

— Ils ont déjà commencé à reconstruire le port.

— Et ?

— Et j'ai promis de leur trouver des bateaux.

Génial.

— On va prendre le navire d'Elli et on va partir avec quelques pêcheurs pour en acheter à Sixile. C'est bien sûr l'Ire qui leur offre, étant donné que cette pagaille est due aux conseillers.

— Où sont-ils ?

— En prison. Ils s'étaient enfermés dans la salle de réunion quand la cloche a sonné. Ils seront jugés.

— Je reprends mon poste de commandant ?

Elle sourit mais je vois rien de drôle là-dedans.

— Non, tu viens avec moi. Avant que tout cela ne commence, tu étais mon garde-du-corps.

— Tu n'as pas besoin de garde-du-corps.

— Mais de toi, si.

Je déguste en silence puis elle dit :

— Après ça on fera le tour du monde.

— D'accord.

À ce moment là, j’aurais dit oui à n’importe quoi.

— Il y a un paquet d'îles pirates à référencer.

— Ca me va. Et ta famille ?

— J’espère que mes parents ont retenu la leçon et qu’ils seront plus sympa avec mon frère qu’avec moi.

— Faudra faire gaffe à ce qu'il devienne pas un aristo.

— On l'emmènera avec nous de temps en temps.

— Comme ça il comprendra la vraie vie, fais-je.

Elle se mord les lèvres.

— Et moi, je suis toujours une aristo ?

— Non. Bien sûr que non. Pas plus que moi.

— Ah. Si tu avais dit oui, je crois que je t'aurais laissé là avec ta jambe.

— Dis-donc ! Tu devrais peut-être garder certains côtés des aristos quand même. Les mensonges et la diplomatie par exemple, sinon tu vas leur en faire voir de belles, à Sixile !

— Les mensonges ?

— Par omition. T'es pas obligé de me le dire si tu as envie de me laisser tomber. Je suis blessé, je te rappelle. Faut ménager les blessés.

— D'accord. Mais dépêche-toi de guérir quand-même !

— Je ferai de mon mieux et après tu pourras me dire toutes les saletés que tu penses de moi. Promis. Et puis, faut qu’on aille chercher les bateaux.

— Ce n'est pas à cela que je pensais.

— Il n'y a rien d'autre qui…

— On se marie dans une semaine. Du moins, si tu ne demandes pas à annuler ! ajoute-t-elle avec un immense sourire, tout en guettant ma réaction.

Si j'avais pas été allongé, je crois que j'aurais fait une crise cardiaque.

Cette fille a renversé le cours de ma vie et je ne suis pas certain que cela me dérange.

A

 

Je marche à bon rythme vers le château. J'ai deux solutions. Soit je m'impose comme l'héritière revenue au foyer et je trace mon chemin avec tous les risques que cela implique, puisque je peux maintenant être sûre que des soldats de Jung se trouveront en travers de ma route, ou alors j'opte pour la discrétion et si on me surprend, on croira que je suis vraiment manipulée et on m'arrêtera. Deux solutions qui n'en sont pas vraiment, en quelques sortes.

Quand je passe les portes du château, je ne me suis toujours pas décidée. Je traverse le village tête basse. Entrer dans la tour ? L'escalader par derrière ?

Je contourne le bâtiment. Si mon père a refusé de me rencontrer après mon retour de Jung, c'est qu'il était décidé. Il ne va pas changer d'avis maintenant et je n'ai pas la force de combattre ses gardes. Ou alors il me faudrait un fusil, ce que je refuse catégoriquement. Je ne tirerai jamais sur mes hommes.

Je jette un coup d’oeil aux alentours puis commence à grimper la tour. Les pierres sont anciennes et criblées de prises. J'arrive sans difficultés au niveau de la fenêtre du bureau. Qui est fermée.

Et mince. Ça c'était pas prévu. Si je toque, mon père serait-il capable de me pousser lui-même dans le vide ? Je décide que non. Si c'était le cas, je crois que je serais prête à sauter.

    Ma mère ouvre le battant.

— Mon Dieu…

Elle m'aide à me hisser à l'intérieur puis referme la fenêtre en essayant de faire le moins de bruit possible. Que se passe-t-il ? Mon inconnu de frère dort ?

Elle pose un doigt sur ses lèvres puis me désigne la salle de bain. Je connais l'appartement, j'ai grandi dans cette tour. Jusqu'à ce que mon père m'en chasse, à mes quinze ans.

J'entre dans la pièce. Les souvenirs me frappent. Pas le moment de larmoyer. Ma mère me prend  contre elle. Je ne m'attendais pas à ça. Une grosse boule me serre la gorge. Ils m’ont tellement manqué. Puis à nouveau elle me fait signe de me taire et s'en va. Un piège ? Non. Ça n'en a pas l'air. Elle semble avoir du mal à ne pas pleurer.

Elle revient avec mon père. Nous nous observons un instant en silence. Il a l'air vieux. Vieux et fatigué. L'homme fort que je connaissais a été rongé par les années.

Je m'attends à ce qu'il me fasse des reproches. Comme d'habitude. Mais qu'est-ce que tu as encore fichu Adèle, regarde dans quel pétrin tu nous a mis ! Il n'aurait pas tort.

Il me sert fort contre lui et je craque.

C'est pire qu'un cauchemard. Comme s'il était possible qu'on me rende ma famille. Impossible.

Par-dessus l’épaule de mon père, je vois un bambin entrer dans la salle de bain. Fascinée, je me dégage et m’approche de lui, tend une main. Mon petit frère s'aggripe à mes doigts. Je me mets en tailleur, le prend entre mes jambes puis mes parents s’assoient près de moi.

— Je pensais que tu n'en reviendrais jamais, murmure mon père.

Sa voix est plus faible qu'un chuchotement, je l'entends à peine. Je lui réponds sur le même ton.

— Revenir d'où ?

Mes parents ne comprennent pas ma question. Pour eux c'est évident, mais j'ai pas mal voyagé ces dernières années…

— Quand mes frères nous ont enfermés ici, ils ont dit qu'ils t'enverraient à Jung. Ils nous ont menacé.

Les conseillers. Alors c’'était eux qui s'efforcaient de se débarrasser de moi. Après avoir rendu ma famille inoffensive… Bien sûr.

Quand mon père m’avait demandé de partir, je m'étais retrouvée seule dans mes appartements, alors quand je n’étais pas en cours, je passais mes journées dehors. L'héritière était difficile à faire disparaître sans attirer les soupçons, alors que pour contrôler mes parents il avait suffi d’une clé et d'un garde.

— J'y suis restée trois ans. Un commandant est venu me récupérer.

— Ils l'ont autorisés à aller te chercher ?

— Ils voulaient se débarasser de lui sans que cela fasse de vagues. Nous n'étions pas censés survivre, ni l'un ni l'autre.

— Trois ans… Et depuis ?

— À mon retour tu refusais de me rencontrer. Je voulais te prévenir que Jung prévoyait d’attaquer Prile.

— Les conseillers ont refusé que je te vois.

— Oui. Je comprends maintenant. Ensuite ils ont envoyés des soldats pour nous abattre, le commandant et moi, mais nous avons réussi à quitter l'île. On pensait avoir plus de temps  mais dès qu’on a su ce que Jung prévoyait, nous sommes revenus.

— Il faut arrêter mes frères. Ils travaillent de concert avec Jung parce qu’ils veulent accentuer le poid de l'île au sein de la fédération, mais ils vont seulement réussir à leur livrer Prile sur un plateau d'argent.

— Ils sont déjà en route.

Ma mère se ronge les ongles. Et soudain, la cloche d'alarme sonne.

Ils sont à nos portes. Je rend mon frère à ma mère, bondis sur mes pieds, rejoins la porte d'entrée et plaque mon oreille contre le bois.

— Ils arrivent !

— Il faut qu'on y aille !

Je devinai qu’ils avaient l’intention de rejoindre le puit, conformément au plan que j’avais présenté au capitaine.

— Toi, reste ici, nous on y va.

J'attends que les pas s'éloignent puis toque à la porte. L'homme pense ouvrir à la femme de l'Ire, apeurée par l'alarme. Il se prend mon pied dans le ventre. Je profite de sa surprise et me jette contre lui. Il heurte le mur du couloir et s'effondre. Je récupére son fusil.

Mes parents me fixent avec des yeux énormes.

— Qu'est-ce que vous croyez ? J'ai pas perdu mon temps, à Jung.

Ma mère retrouve le sourire. S'ils peuvent croire que là-bas, j'ai pris du bon temps à taper sur des mannequins, tant mieux.

Je fais sortir mes parents et mon frère puis enferme le soldat dans leurs appartements.

Je dévale les marches. Arrivée en bas, je vois les quatre hommes de Jung traverser la cour. Je les mets en joue. Je ne peux quand même pas leur tirer dans le dos. Oh, et puis mince !

— Messieurs !

Ils font volte-face. Alors je tire. Huit fois. Les armes tombent de leurs mains. Trop lents.

C'est alors que je vois le général courir vers moi. Ses hommes vont arrêter mes quatres zigotos.

— Adélaïde ! Que faites-vous ici ?

— Combien avez-vous de commandants sous la main ?

— Je…

— Combien ?

— Je recois mes ordres des conseillers !

— Qui recoivent leurs ordres de moi, tonne la voix de mon père.

Il s'est repris… Le soulagement m'envahit. Prile sans mon père ne serait plus Prile. Ma mère, le petit dans ses bras, reste un peu à l'écart. Je sais qu'elle l’influence beaucoup mais elle ne donnerait jamais son avis en public.

— Et je vous dis d'obéir à ma fille, conclut mon père.

Je retiens un sourire.

— Je… Très bien, capitule le général.

Je réitère ma question.

— Combien ?

— Quatre.

— Parfait. Faite-les venir sur le champ.

Le général braille un ordre et des hommes arrivent en courant. Nous tenons notre conseil de guerre au milieu de la cour d'honneur. Même pas une chaise. Non mais je vous jure.

Quand mon père, le général et les quatres officiers m'entourent enfin, je reprends la parole.

— Est-ce que vous avez des compétences particulières ?

— Non.

— Génial.

Je pointe le premier du doigt.

— Vous, vous prenez une dizaine d'homme et vous bouchez le puits. Non, attendez. Essayez de vider de l'huile à l'intérieur et mettez-y le feu, avant de le condamner.

Il s'apprête à repartir mais je l'apostrophe.

— Commandant. C'est l'ordre le plus important que vous ayez jamais reçu de votre carrière. C'est vital.

Il aquiesce et cours jusqu'à la place.

Je me tourne vers le deuxième.

— Vous, vous allez dans les appartements de l'Ire avec cinq hommes. Veillez à ce que le bandit qui s'y trouve soit enfermé sous bonne garde, tout comme les quatres types qui étaient ici il y a quelques instants.

Suivant.

— Vous, partez au village des pêcheurs avec deux hommes. Soyez discret. Je veux la position exacte du bateau et si possible une estimation du nombre d'hommes à bord.

Le dernier. C'est le plus âgé et le seul qui ne semble pas fébrile. J'ose espérer qu'il est expérimenté.

— Vous allez commander tous les soldats qui nous restent. Ils doivent se poster tout autour de la muraille. Aucun homme de Jung ne mettra un pied ici.

— Madame…

Vic s'approche. Il n'ose pas m'appeller par mon prénom ? J'ai encore le fusil dans les mains, mais je ne pensais pas avoir l'air aussi redoutable.

— Tous les villageois et les pêcheurs sont dans l'enceinte. On a fait fermer les portes.

— Parfait, Vic. Tu assures.

— Nous sommes prêts à nous battre aussi.

Alors je remarque les hommes qui se sont peu à peu approchés de la place d'honneur. Je lâche d’une voix forte.

— Tant que ce ne sera pas indispensable, ceux qui n’ont pas choisis d’être soldats n’auront pas à se battre.

— Vous, vous n'avez pas choisi.

— Je prends mes responsabilités.

Il hoche la tête et recule. Je le retiens.

— Vic… Est-ce que Kéia est ici ?

Son expression me dit que non.

— Il était sur la plage quand je l'ai vu pour la dernière fois.

La plage. Bon sang. Je prends une inspiration.

— T'inquiète pas pour lui, il sait se débrouiller, me lâche-t-il avant de retourner vers sa femme.

— Votre nom ? demandé-je au commandant.

— Christophe.

— Eh bien Christophe, faites ce que je vous ai dit et retrouvez-moi au-dessus de la porte principale.

Il se dirige vers la cour pour organiser ses hommes. Pendant ce temps je fonce jusqu'au puits.

— C'est fait, me dit le commandant sur les lieux. Nous n'avons pas trouvé beaucoup d'huile mais j'ai vu les flammes partir.

— Parfait. Vous savez, les hommes de Jung n'aiment pas le feu. Pas du tout. Ça peut servir de le savoir.

Il hoche la tête.

— Quand vous aurez fini, rejoignez les autres sur les murailles.

Quand j'étais à Jung, le capitaine avait fini par critiquer un point de mon plan. Un seul. S'il ne le suit pas à la lettre et écoute son propre instinct, alors un certain nombre d'hommes devraient bientôt arriver droit sur nous.

Je passe prendre quelques munitions à la réserve et demande au responsable de les faire distribuer aux soldats sur les murailles. Il met des villageois sur le coup. Ils ont l’air soulagés de ne pas rester les bras croisés.

Puis je m'installe au-dessus de la porte. Je veux qu'ils me voient. Qu'ils sachent que je suis là, que je les attends et que je ne les laisserai pas passer.

Ils arrivent en masse.

— Sonne la cloche ! crie-je à un homme au pied de la porte.

Le son résonne.

— Nous sommes prêts, lâche Christophe, juste derrière moi.

Les hommes que j'aie envoyé à la plage n'ont pas eu le temps de revenir. Mon ventre se sert. Courage Adèle. Tu as fait de ton mieux.

Je lance un coup en l'air puis me mets à genoux, cale mon fusil entre deux créneaux. Et je commence à tirer.

K

Je boîte dans le sable. Ma jambe a recu une balle. Ça fait un mal de chien. Et avec le sel…

J'essaie de rejoindre la forêt mais des ombres se déplacent entre les troncs. Je suis prêt à m'éloigner puis me reprends. Je délire. Il ne peut pas y avoir qui que ce soit dans ce bois. Je tombe sur la mousse, me retourne vers l'océan. Ceux de Jung ont envoyé des barques à terre. Ils n'ont plus le choix. Ils ont détruit le port et moi, j'ai saboté leur navire. Soit ils prennent l'île, soit ils restent coincés sur cette plage.

Une arme se plaque sur ma tempe.

Et mince.

— Vous étiez sur le navire ?

— Oui.

— Combien avez-vous d'hommes à bord ?

— Je ne suis pas de Jung mais de Prile. Ça vous choque pas que je n'ai pas d'accent ?

L'homme hésite.

— Vous avez dit que vous étiez à bord…

— Je suis allé détruire leurs fichus panneaux solaires. Vous avez sûrement entendu le vacarme que ça a fait. Et maintenant je me vide de mon sang, alors ayez la décence de me laisser crever en paix.

L'homme écarte l'arme.

— Désolé, j'ai cru que tous les villageois étaient partis. Je suis le commandant Ribet.

— Je vous connais.

— Ah bon ?

— Je suis pas paysan ni pêcheur. J'étais dans l'armée avant que leurs magouilles politique m'obligent à dégager.

— Oh. Bien. Écoutez, on va vous ramener au château.

— Laissez tomber, d'accord ? Vous avez pas vu le nombre d'hommes qui vient de débarquer ?

J'essaie de calmer ma respiration et demande :

— Vous savez ce qui se passe là-bas ?

— L'héritière a pris les commandes.

— Une bonne chose.

— Attendez… Je vous reconnais ! Vous êtes…

— Le commandant maudit, celui qui s'est soit-disant fait la malle avec l'héritière. En effet.

— Soit-disant ?

— Des magouilles je vous dis. Si Adèle a les choses en main, ils se sont sûrement baricadés. On va pas pouvoir entrer.

— J'ai deux hommes avec moi. Ils surveillent les alentours.

— Alors ce sera encore plus compliqué. Surtout avec une jambe dans cet état.

— On va quand même pas attendre ?

J'appuie sur ma cuisse pour arrêter l'hémorragie.

— Si. On va attendre.

L'autre reste silencieux quelques minutes.

J'étais vraiment empoté comme cela, avant de rencontrer Adèle ? Ça sait même pas prendre une décision et c'est commandant.

— Allez on y va, finis-je par dire.

— Mais vous avez dit…

— J'ai dit on y va. On va regarder où en est la situation et ensuite on attendra de voir ce qu'il se passe. Rappelez vos deux soldats et aidez-moi à me déplacer.

Il siffle puis me soutient pour que je me lève. C'est pas gagné.

Deux hommes s'approchent puis nous suivent un peu à distance.

— Hé ! Vous m'emmenez où ? intervins-je.

— Sur le chemin.

— Vous rigolez ? C'est les étrangers qui prennent les chemins, ceux qui ne connaissent pas le pays et ont besoin de ça pour ne pas se perdre, ceux qui attaquent et qu'on ne doit surtout pas croiser. Nous, on prend les raccourcis.

— Mais…

— Je vais vous montrer.

Je parle trop. Ça doit être à cause de la blessure.

Les brindilles s’enfoncent dans mes pieds nus. On met un temps fou à atteindre la lisière de la forêt. Devant la muraille, des corps.

— Quel carnage…

— La guerre, c’est moche. C'est moche et c'est con.

— Je suis…

— Silence.

Il reste des ennemis dans les parages. Beaucoup sont encore debouts. Mais ils ne tiennent pas d'armes : leurs mains sont blessées. Ils ne pourront plus jamais tenir d'armes. Adèle est passée par là. Je m'assois.

— Je pourrais pas aller plus loin, mais on dirait que l'héritière s'est chargée de faire le ménage.

— Attendez, ils ouvrent les portes.

Le commandant m'attrape, me jette sur son dos et court vers l'ouverture, suivit de ses deux accolytes. Finalement, il sait prendre des décisions, ce petit jeune. Une fois à l'intérieur, il me laisse tomber comme un sac à patates.

— Désolé.

— C'est rien. Merci du coup de main.

Alors je vois pourquoi les portes se sont ouvertes. Une vingtaine d'hommes s'apprête à sortir, Adèle en tête. Je ne l'appelle pas. Je ne veux pas la déconcentrer.

— Mais qu'est-ce qu'ils font ? me demande le commandant.

— Je vous en prie, utilisez votre cerveau. À votre avis, pourquoi ceux de Jung sont venus se faire abattre au pied des murailles ? Ils pensaient que quelqu'un allait gentiment leur ouvrir la porte de l'intérieur, ce qui n'a pas été le cas.

— Le puits…

— Pardon ?

— L'héritière a fait boucher un puits. Ils comptaient sûrement entrer par là.

— Sans doute. Sauf qu'ils y en a forcément qui sont restés dans les embarcations et il y a encore un paquet d'ennemis debout à une dizaine de mètres du château. Ils ne peuvent plus rien faire de leurs mains mais on peut pas les laisser se promener à Prile pour autant. Ceux de Jung ont la réputation de ne jamais se rendre. Il faut contrôler tout le secteur avant de laisser les gens retourner chez eux. Vous n'êtes pas d'accord ?

— Si bien sûr.

— Hé, Kéia !

Vic s'accroupit près de moi.

— Je savais que t'allais faire une bêtise. D'où elle est venue c'te balle ?

— Du bateau. J'ai saboté le navire.

Je commence à trembler. Vic éclate de rire.

— Beau boulot fiston. Mais maintenant, t'es dans un sale état. Allez, viens. On va te soigner ça.

— Je peux plus bouger.

— Il a beaucoup saigné, lâche le commandant.

J'ai trop chaud.

— On va te trouver un brancard.

— Génial.

La muraille tourne.

— Kéia ?

Ma tête retombe contre le mur et je sens que mon cerveau rend les armes.

 

..........................................................................................................................................................................................

Affrontement sous les tropiques

..........................................................................................................................................................................................

Adélaïde

Partie 4

bottom of page